2.28.2007

La violence économique et le cinéma français

Nous sommes nombreux dans cette salle à être comédien, technicien ou réalisateur de cinéma. C’est l’alliance de nos forces, de nos talents et de nos singularités qui fabrique chaque film que produit le cinéma français. Par ailleurs, nous avons un statut commun: nous sommes intermittents du spectacle. Certains d’entre nous sont indemnisés, d’autres non; soit parce qu’ils n’ont pas travaillé suffisamment d’heures, soit, à l’inverse, parce que leurs salaires sont trop élevés pour être indemnisés dans les périodes non-travaillées. C’est un statut unique au monde. Pendant longtemps, il était remarquable parce qu’il réussissait, tout en prenant en compte la spécificité de nos métiers, à atténuer un peu, un tout petit peu, la très grande disparité de revenus dans les milieux artistiques. C’était alors un système mutualisé. Ils produisaient une forme très concrète de solidarité entre les différents acteurs de la chaîne de fabrication d’un film, et aussi entre les générations. Depuis des années, le MEDEF s’acharne à mettre à mal ce statut, en s’attaquant par tous les moyens possibles à la philosophie qui a présidé à sa fondation. Aujourd’hui, il y est presque arrivé. De réformes en nouveau protocole, il est arrivé à transformer un système mutualisé en système capitalisé. Et cela change tout. Cela veut dire, par exemple, que le montant des indemnités n’est plus calculé sur la base de la fonction de son bénéficiaire mais exclusivement sur le montant de son salaire. Et plus ce salaire est haut, plus haut sera le montant de ses indemnités. Et on en arrive à une absurdité complète du système où, sous couvert de résorber un déficit, on exclut les plus pauvres pour mieux indemniser les plus riches.

Or, au même moment exactement, à un autre bout de la chaîne de fabrication des films, d’autres causes produisent les mêmes effets. Je veux parler du système de financement des films qui aboutit d’un côté à des films de plus en plus riches et de l’autre à des films extrêmement pauvres. Cette fracture est récente dans l’histoire du cinéma français. Jusqu’à il n’y a pas si longtemps, ce qu’on appelait les films du milieu - justement parce qu’ils n’étaient ni très riches ni très pauvres - étaient même une sorte de marque de fabrique de ce que le cinéma français produisait de meilleur. Leurs auteurs - de Renoir à François Truffaut, de Jacques Becker à Alain Resnais - avaient la plus haute opinion des spectateurs à qui ils s’adressaient et la plus grande ambition pour l’art cinématographique. Ils avaient aussi, bon an mal an, les moyens financiers de leurs ambitions. Or, ce sont ces films-là que le système de financement actuel, et en premier lieu les chaînes de télévision, s’emploient très méthodiquement à faire disparaître.

En assimilant les films à vocation artistique aux films pauvres et les films de divertissement aux films riches, en cloisonnant les deux catégories, en rendant quasi impossible pour un cinéaste d’aujourd’hui le passage d’une catégorie à une autre, le système actuel trahit l’héritage des plus grands cinéastes français. Et leur volonté acharnée de ne jamais dissocier création cinématographique, point de vue personnel et adresse au plus grand nombre. Ce faisant, il défait, maille après maille, le goût des spectateurs; alors même que, pendant des décennies, le public français était considéré comme le plus curieux, le plus exigeant, le plus cinéphile du monde.

Ici comme ailleurs, la violence économique commence par tirer vers le bas le goût du public puis cherche à nous opposer. Elle n’est pas loin d’y arriver. Les deux systèmes de solidarité - entre les films eux-mêmes et entre ceux qui les font -, ces deux systèmes qui faisaient tenir ensemble le cinéma français sont au bord de la rupture.

Alors peut-être est-il temps de nous réveiller. Peut-être est-il temps de nous dire que notre amour individuel pour le cinéma, aussi puissant soit-il, n’y suffira pas. Peut-être est-il temps de se battre, très méthodiquement nous aussi, pour refonder des systèmes de solidarité mis à mal et restaurer les conditions de production et de distribution de films qui, tout en donnant à voir la complexité du monde, allient ambition artistique et plaisir du spectacle.

Nous n’y arriverons pas, bien sûr, sans une forme de volonté politique d’où qu’elle vienne. Or, sur de tels sujets, force nous est de constater que celle-ci est désespérément muette.

Mais rassurons-nous. Il reste 55 jours aux candidats à l’élection présidentielle pour oser prononcer le mot «culture».

转自2007年2月26日《Libération》。

Cinéma, la France joue la qualité

Par de Renaud DONNEDIEU VABRES
QUOTIDIEN : mercredi 28 février 2007 Liberation
Renaud Donnedieu de Vabres ministre de la Culture et de la Communication.

Le système français cloisonnerait-il les films, en ne permettant qu'aux films «de divertissement» d'avoir des budgets importants, tandis qu'il y aurait une autre catégorie, les films «à vocation artistique» qui seraient aussi des films «pauvres» ? Y a-t-il dissociation aujourd'hui entre la création cinématographique, le point de vue personnel et l'adresse au plus grand nombre ?
Je veux répondre à ces questions sur l'état du cinéma français, non dans un esprit polémique mais parce qu'il est de mon rôle et de mon devoir de rétablir certaines vérités. J'y réponds aussi parce que le cinéma français, ceux qui se battent pour sa créativité, son financement, et son public, méritent mieux que des pétitions de principe, teintées peut-être d'arrière-pensées. Oui, le cinéma mérite mieux que la seule plainte. Il exige une vigilance et une action constante, comme les pouvoirs publics s'y emploient maintenant depuis plusieurs décennies, et avec une énergie accrue depuis 2002.
Je récuse l'opposition introduite par certains entre cinéma commercial et cinéma d'auteur. La force et la particularité du cinéma français sont d'être le fruit de la création d'auteurs qui ont parfois pour ambition de viser un large public, et d'autre fois de réaliser des oeuvres plus personnelles, et plus risquées, par rapport à l'écho qu'elles peuvent trouver auprès des spectateurs. Mais serait-ce parce qu'un film rencontre un succès auprès du public, qu'il perdrait pour autant ses qualités artistiques ? De nombreux films montrent heureusement qu'il n'en est rien.
Les moyens sont réunis aujourd'hui en France pour qu'un cinéma innovant et indépendant des modes et des pressions commerciales du moment puisse rencontrer un public. Je rappellerai rapidement les éléments les plus importants : un réseau de salles qui est le premier d'Europe et un réseau art et essai qui est le premier du monde ; un tissu d'entreprises indépendantes très actives et soutenu notamment par les aides sélectives, en permanence réajustées et renforcées pour accroître leur impact et leur efficacité ; un soutien renouvelé au court métrage, essentiel à la création et aux nouveaux talents ; et sans oublier bien sûr un système de soutien à l'emploi des artistes et des techniciens, par un régime spécifique d'assurance chômage maintenu au sein de la solidarité interprofessionnelle et par une convention collective en cours de renégociation.
La vitalité et la diversité du cinéma français sont une réalité. D'une part, les chiffres de la production cinématographique 2006 font apparaître un nombre de films produits identique à celui de 2004 (203 films), après une année 2005 atypique (240 films).
Ces données indiquent ainsi une stabilisation à un niveau élevé du nombre de films produits, autour de 200, avec des investissements toujours importants, supérieurs au milliard d'euros. D'autre part, le public aime le cinéma français, qui représente 45 % de part de marché, soit plus de 84 millions d'entrées pour les films français en 2006 : c'est un record depuis 1984.
Cette réalité est le résultat du soutien constant des pouvoirs publics et ne pourrait exister sans la participation des télévisions. Certes, les rapports du cinéma et de la télévision n'ont jamais été simples. Mais le financement du cinéma en France a besoin de la télévision. Est-il nécessaire de rappeler que c'est grâce au mécanisme de financement du cinéma par les chaînes de télévision que le cinéma français, à la différence du cinéma italien, n'est pas mort ? Et que propose-t-on à la place ? Beaucoup de premiers films existent parce qu'une chaîne de télévision accepte de prendre le risque d'investir dans une première oeuvre. La très grande majorité des auteurs plaident d'ailleurs plutôt pour un accroissement des obligations d'investissement des chaînes de télévision dans le cinéma. Pour aller dans ce sens, j'ai souhaité que l'obligation passe de 3,2 % à 3,5 % dans le contrat d'objectifs et de moyens d'Arte qui vient d'être adopté.
Je tiens enfin à rappeler le succès d'un ensemble de mesures qui bénéficient au cinéma français et mises en place par ce gouvernement. C'est tout d'abord la création d'un crédit d'impôt cinéma, qui bénéficie à 115 films en 2006. C'est ensuite le développement des aides en régions, avec la création du dispositif «1 euro de l'Etat pour 2 euros de la collectivité». Ce sont aussi les Soficas (mécanisme fiscal pour les particuliers qui permet de financer des films, dont l'attractivité a été maintenue malgré la suppression des niches fiscales) qui ont permis en 2006, d'attirer 66 millions d'euros au total, un chiffre sans précédent. C'est enfin la modernisation de la taxe alimentant le compte de soutien à l'industrie des programmes, qui y fait désormais participer tous les distributeurs, y compris les fournisseurs d'accès à l'Internet. Adoptée le 22 février 2007 dans le cadre de la loi relative à la modernisation audiovisuelle et à la télévision du futur, cette réforme majeure pour l'avenir du cinéma français et de son financement garantira le dynamisme nécessaire aux recettes du compte de soutien.
Les mots «culture» et «diversité culturelle» sont au coeur de mon action quotidienne. Et ils sont au coeur du projet présidentiel et de la volonté politique de cette majorité. Le système français d'aide au cinéma, désormais reconnu et validé par la commission européenne, est un acquis dont chacun doit prendre l'engagement de ne pas le remettre en cause. L'améliorer encore, c'est mon ambition.

2.15.2007

Marion Cotillard : Piaf réincarnée

BRIGITTE BAUDIN.
Publié le 14 février 2007


César du meilleur second rôle en 2004 pour "Un long dimanche de fiançailles" de Jean-Pierre Jeunet, son talent d'actrice de composition éclate aujourd'hui dans une extraordinaire interprétation d'Édith Piaf.

César du meilleur second rôle en 2004 pour « Un long dimanche de fiançailles» de Jean-Pierre Jeunet, son talent d'actrice de composition éclate aujourd'hui dans une extraordinaire interprétation d'Édith Piaf.
« PIAF est une étoile qui se dévore dans la solitude du ciel. » C'est ainsi que Jean Cocteau, en poète, définissait son amie Édith Piaf, cette chanteuse populaire de légende qui galvanisait la foule de sa voix sensuelle, profonde, déchirante comme un cri, comme une plainte intérieure. Rien donc de plus difficile que d'interpréter celle qui a chanté l'amour avec des sanglots et la passion du désespoir tout en brûlant la vie par les deux bouts.
Dans La Môme d'Olivier Dahan, le récit mélodramatique des épisodes les plus marquants de l'existence de Piaf, un véritable roman populiste à la Hector Malot, Marion Cotillard joue le rôle-titre. A priori, l'actrice ne ressemble pas physiquement au personnage, ce petit bout de femme d'un mètre quarante-sept à l'apparence chétive, disparue prématurément à 47 ans, usée par l'alcool, la drogue et les amours intenses à répétition. Elle est grande, longiligne, le visage lisse, le regard clair, l'air sain et bien dans sa peau. Mais, à force de travail et après quatre heures trente de maquillage, l'illusion est parfaite. Marion Cotillard, c'est Édith Piaf réincarnée.
Tout commence donc à Belleville. C'est là que naît, le 18 décembre 1915, à 5 heures du matin, sur un trottoir, en pleine rue, la petite Édith Giovanna Gassion. Son père, Louis Alphonse Gassion (Jean-Paul Rouve), est contorsionniste-antipodiste. Sa mère, Anetta Maillard (Clotilde Courau), une ancienne vendeuse de nougat, chante dans les caf'conc' pour améliorer l'ordinaire. Louis Alphonse Gassion reparti pour le front, Anita, qui n'a pas la fibre maternelle, confie son bébé à sa mère d'origine kabyle, ancienne artiste de cirque en Algérie avec un numéro de puces savantes. Couverte de croûtes et d'eczéma, Édith, squelettique, vit deux ans dans ce taudis au milieu des excréments, dans un manque total d'hygiène. Son père la conduit alors chez sa mère (Catherine Allégret), qui tient une maison de tolérance à Bernay, en Normandie. Choyée par les prostituées - par Titine (Emmanuelle Seigner) tout particulièrement - qui l'entourent d'affection, Édith s'épanouit.
Un état de fragilité
Mais, le malheur continue à la poursuivre. À 6 ans, une double kératite est en train de la rendre aveugle. Titine l'emmène à Lisieux en pèlerinage, à la basilique Sainte-Thérèse. Le miracle opère. Édith recouvre la vue. Elle gardera jusqu'à sa mort une dévotion à sainte Thérèse. Quelque temps après, son père la ramène à Paris. Elle fait la manche dans les rues où son père se produit. Elle chante aussi La Marseillaise et L'Internationale pour récolter davantage d'argent. Elle découvre alors l'impact de sa voix sur les passants qui s'arrêtent pour l'écouter. À 15 ans, avec Momone (Sylvie Testud), sa compagne de misère, elle arpente les rues de la capitale pour pousser la chansonnette. C'est ainsi qu'au coin de la rue Troyon, Louis Leplée (Gérard Depardieu), le patron d'un cabaret chic (il sera assassiné le 6 avril 1936), la remarque, l'engage et lui trouve son nom de scène : la môme Piaf. Sa carrière commence, jalonnée de rencontres - la compositrice Marguerite Monnot, Raymond Asso, son mentor (Marc Barbé), Louis Barrier (Pascal Greggory) - de succès en France et outre-Atlantique, et d'histoires d'amour passionnées, comme avec Marcel Cerdan (Jean-Pierre Martins) et Théo Sarapo, son dernier mari, qui l'aimera jusqu'à sa mort, le 10 octobre 1963.
« J'ai découvert la chanson réaliste lorsque j'avais 18-20 ans, explique Marion Cotillard. J'écoutais Fréhel, Yvette Guilbert, Aristide Bruant. Et bien sûr Édith Piaf. Je connaissais par coeur L'Hymne à l'amour, La Foule et Les Amants d'un jour. On y parlait sentiments purs, radicaux, absolus. Cela me bouleversait, me donnait la chair de poule. Cela m'aidait aussi beaucoup dans mon travail de comédienne en me mettant dans un état de fragilité émotionnelle, d'écoute pour approcher un personnage. Je n'imaginais alors pas qu'un jour, j'aurais le privilège d'incarner cette artiste et cette femme si forte et vulnérable, découvreuse de talents, et une amoureuse au destin tragique fait de drames et de grands bonheurs. »
Afin de coller parfaitement à son personnage, Marion Cotillard s'est beaucoup documentée. Elle a lu de nombreuses biographies consacrées à Édith Piaf. Elle a visionné ses spectacles pour enregistrer ses gestes, sa démarche, sa manière de se tenir en scène. Elle a analysé de nombreuses interviews pour tenter de percer le mystère, de mieux percevoir le tempérament de Piaf. Elle a rencontré Georges Moustaki et Ginou Richer, des amis intimes d'Édith Piaf, qui lui ont révélé les aspects cachés de sa personnalité.
« À la lecture du scénario, je ne comprenais pas le côté tyrannique de Piaf, avoue Marion Cotillard. C'est en regardant un de ses reportages que la lumière s'est faite. Elle disait qu'elle n'avait pas peur de la mort, mais que la solitude l'effrayait. Cela expliquait donc ce besoin constant d'être entourée et de régenter ainsi son petit monde. »
La difficulté majeure rencontrée par Marion Cotillard, la trentaine radieuse, fut de camper Piaf de son adolescence à sa déchéance et de passer de la gamine de 14 ans qui brûlait d'un feu intérieur quand elle chantait dans les rues ou sur scène à la pauvre silhouette fantomatique décharnée par la maladie, au seuil de la mort, à 47 ans.
« J'arrivais à 5 heures du matin sur le tournage car il fallait parfois cinq heures de maquillage, précise-t-elle. Je me transformais sous les doigts du maquilleur Didier Lavergne. Il devait reconstituer la texture de la peau, des veines, des rides. Un travail d'artiste ! Je portais aussi une prothèse dentaire pour avoir des dents plus en avant et le phrasé particulier d'Édith Piaf. C'était épuisant. Mais, l'aventure en valait bien la peine ! »

La Môme Mélodrame d'Olivier Dahan. Avec Marion Cotillard, Sylvie Testud, Pascal Greggory, Emmanuelle Seigner, Jean-Paul Rouve, Gérard Depardieu, Jean-Pierre Martins, Catherine Allégret, Marc Barbe. Durée : 2 h 20.

Soderbergh : "Mes maîtres, mes modèles"

Propos recueillis par EMMANUELLE FROIS.

Publié le 14 février 2007

Le réalisateur rend hommage aux films noirs des années 1940.

DANS The Good German, Steven Soderbergh brosse le portrait d'un correspondant de guerre américain (George Clooney) venu, dans un Berlin en ruine, couvrir la Conférence de Postdam, mais qui veut surtout retrouver son ancienne maîtresse allemande (Cate Blanchett) détentrice de bien des secrets. Atmosphère, atmosphère. Et entretien avec un cinéaste cinéphile qui s'est glissé dans les pas de son aîné, Michael Curtiz.

LE FIGARO. - Pourquoi teniez-vous à rendre hommage aux films noirs des années 1940 ?
Steven SODERBERGH. - Ce n'était pas l'idée initiale. Lorsque nous travaillions sur le scénario, j'ai visionné les archives tournées par les troupes américaines et russes, à Berlin en 1945. À l'origine, elles devaient servir de référence pour restituer l'atmosphère du Berlin de l'après-guerre. Mais elles m'ont tellement frappé que je me suis demandé de quelle façon je pourrais les intégrer. De là s'est imposé le noir et blanc, le style visuel et le jeu des acteurs des films noirs et enfin le tournage « à la manière de », en studio, à Hollywood. Cela s'est révélé deux fois moins cher que d'aller filmer sur place. Nous avons par exemple, pour les scènes de voitures où l'on voit la ville défiler à travers les vitres, utilisé des chutes des scènes tournées par Billy Wilder en 1948 pour La Scandaleuse de Berlin.
Vous avez tourné dans les conditions techniques de l'époque. Mais comment avez-vous retrouvé le vocabulaire cinématographique des années 1940 ?
En regardant des centaines de films. Et puis, par chance, Warner détenait le découpage des scénarios des trois films de Michael Curtiz : Le Roman de Mildred Pierce, Casablanca et Yankee Doodle Dandy. J'ai analysé ses mouvements de caméras, ses cadrages, les objectifs et les lentilles dont il se servait. J'ai suivi les règles de ce maître de la mise au point très serrée. Et étrangement cette démarche a été libératrice car, sur le plateau, il n'y avait pas des milliers de possibilités. Les plans, les angles s'imposaient.
À quand remonte votre amour pour les films noirs ?
J'avais 9 ou 10 ans. Mon père m'emmenait voir ces films-là. Le premier, je pense que c'était Le Troisième Homme de Carol Reed. C'était l'oeuvre préférée de mon père.
On sent qu'elle vous a aussi énormément marqué. The Good German en porte la forte influence.
Elle a été une source d'inspiration plus pour le fond que pour la forme, car le côté systématique « caméra penchée », utilisé par Reed, ne correspondait pas du tout au style de The Good German.


Vous avez tourné dans la foulée Ocean's Thirteen (sortie en juin), nouvelles aventures du craquant braqueur George Clooney et de sa bande. Quoi de neuf ?
Al Pacino dans le rôle du méchant qui trahit un des onze voleurs et les dix autres qui décident de le coincer. Pacino est absolument fantastique ! Nous avons organisé une projection-test et les spectateurs ont trouvé que c'était l'épisode le plus hilarant des trois.
Obligatoire le screen-test ?
Quand il s'agit d'une comédie, c'est capital. Parfois, la blague que vous pensiez être la meilleure du monde tombe à plat. J'ai ainsi éliminé deux répliques que personne ne trouvait drôle.
L'année dernière avec Bubble vous innoviez en sortant le film simultanément en salles, sur le câble et en DVD. Une stratégie de distribution inédite et controversée. Vous persistez ?
Oui, j'ai cinq autres films du même genre sur le feu. D'ici cinq à dix ans, tous les films seront distribués de cette manière, seule façon de lutter contre le piratage qui, à l'échelle de l'industrie du cinéma, représente 5 M$ de revenus. Je me rappelle que le jour même de la sortie en salles du Seigneur des anneaux on trouvait le DVD pirate sur Canal Street à New York. Il existe donc déjà une sortie simultanée ! Il est donc nécessaire de s'adapter. Mais je reste persuadé que les gens continueront à aller au cinéma.
Quand débutez-vous le tournage de votre diptyque sur Che Guevara avec Benicio del Toro dans le rôle-titre ?
Dès la mi-mai. Je tourne en espagnol et simultanément les deux films qui se déroulent sur deux périodes : entre 1956 et 1958 et de 1964 jusqu'à la mort du Che.
Quels sont les projets de votre maison de production Section Eight créée avec George Clooney ?
Nous fermons le mois prochain. Trop de travail. Et je n'ai pas l'étoffe d'un producteur !

The Good German Drame de Steven Soderbergh. Avec George Clooney, Cate Blanchett, Tobey Maguire. Durée : 1 h 46.

Alain Resnais et le mystère des coeurs

Propos recueillis par Marie-Noëlle Tranchant.
Publié le 22 novembre 2006


Des peurs, des rires, des émotions avec «Coeurs», le nouveau film du cinéaste, qui oscille entre gravité et burlesque

Dans Coeurs, Alain Resnais emmène sa troupe (Sabine Azéma, Laura Morante, Isabelle Carré, André Dussollier, Pierre Arditi, Lambert Wilson, Claude Rich) dans les dédales de la solitude. Une comédie grave d'après une pièce du dramaturge anglais Alan Ayckbourn, qui lui a valu le lion d'argent à Venise, quarante-cinq ans après le lion d'or de L'Année dernière à Marienbad.

LE FIGARO. – Vous retrouvez Alan Ayckbourn que vous aviez déjà adapté avec Smoking et No smoking. Quelles affinités avez-vous avec lui ?
Alain RESNAIS. – J'ai avec lui des affinités de spectateur, depuis que j'ai découvert sa première pièce. J'ai beaucoup ri. C'était une tragédie, mais on se tordait de rire. Mais j'étais aussi très intéressé par la construction. Pour moi qui suis un formaliste effréné, j'aime qu'en plus de l'intrigue il y ait une construction dramatique extraordinaire. Et toutes les pièces d'Ayckbourn offrent une surprise. Il fait une grande part à l'imagination des spectateurs. Il aime le théâtre en rond (l'anglais dit «en carré», ce qui est plus juste), qui permet de jouer avec le public, comme il aime le voyage dans le temps (on sait ce qui se passe un an avant ou un an après l'événement relaté). Il peut vous balader d'un théâtre à l'autre, en deux soirées : la première partie de l'action se passe dans le jardin, la deuxième dans la maison. Il a un sens du burlesque prononcé, qui n'empêche pas la mélancolie. Ses personnages me touchent parce qu'ils sont fragiles, vulnérables. Mais là, on entre dans le mystère du spectateur : pourquoi au bout de dix minutes est-on accroché ou ennuyé ?

Cette fois-ci, vous prenez davantage de liberté avec la pièce originale en la transposant en France. Pourquoi ce choix ?

J'ai demandé à Ayckbourn s'il accepterait qu'on fasse le contraire de Smoking et No smoking, où je m'étais amusé à tout laisser authentiquement anglais. Il y a une particularité, dans cette pièce-ci, c'est que l'auteur ne nous donne aucun détail sur les personnages. Seulement sept prénoms. Ce qui facilitait la transposition à Paris. J'ai vu l'histoire se passer en quatre jours d'hiver dans le quartier de Bercy. Je me promène souvent dans le XIIIe arrondissement, son côté à moitié ancien et à moitié pas encore habité me plaît. Il a quelque chose d'un peu fantomatique.

Avez-vous cherché une tonalité différente ?

J'ai cherché à être fidèle à Ayckbourn et j'ai fait appel à Jean-Michel Ribes pour qu'il soit fidèle à lui-même. Je voulais garder ce climat qui tient à moitié du drame pirandellien et à moitié du burlesque de Charlie Chase. Le goût du «slapstick» (tarte à la crème) est incontestablement un point de contact entre Ayckbourn et moi. Mais s'il ne néglige pas les effets tarte à la crème ou piscine (dans laquelle on va forcément tomber), il a l'art de les amener. On prévoit ce qui va arriver, mais on ne sait jamais comment cela va arriver. Et puis, dans cette pièce en 54 tableaux, quelque chose me paraissait vraiment inhabituel dans le jeu d'influences des personnages les uns sur les autres, alors même que certains ne se rencontrent pas. J'ai comparé cela à une toile d'araignée où sont pris des insectes isolés, qui bougent ensemble au moindre mouvement de la toile.

Et ces flocons de neige qui reviennent comme un leitmotiv visuel ?

La neige est une matière qu'on croit pouvoir attraper, mais non, c'est impossible. Comme le mercure qui me fascinait, dans la pharmacie de mon père. Quelque chose d'impalpable, d'insaisissable. J'ai vu cette neige, et dès que je vois une image, je la mets dans le film, sans souci d'explication rationnelle. L'imaginaire me paraît faire tellement partie de la vie. C'est peut-être un reste d'influence d'André Breton. Quand je suis tombé sur les écrits surréalistes, adolescent, ça a été pour moi comme une bouffée d'oxygène dans un monde très terre à terre. Je ne suis pas un surréaliste de stricte obédience, mais je suis attentif aux images ou aux phrases qui s'imposent. Et si cela se présente comme une scène qu'on peut tourner, on la tourne. Il n'y a pas d'autre raison. C'est vrai aussi pour les acteurs.

Comment cela ?

J'aime attraper les surprises qu'apporte leur jeu. Les acteurs sont des somnambules qu'il ne faut surtout pas réveiller. C'est pourquoi je ne pratique pas la direction d'acteurs. Mon seul critère avec eux est : je vous crois, ou je ne vous crois pas. Quand j'entends Claude Rich, j'entends une douleur vraie, et pourtant on est dans le burlesque.

Est-ce le sens du titre, Coeurs ? Entendre ces battements secrets sous l'épaisseur des jours ?

Mais le coeur, c'est la tête aussi. Dans l'embryon, tout est mélangé, les intestins et le cerveau... Cela se sépare après coup. J'ai raconté au Festival de Venise que nous avions une réserve de cent quarante titres français pour remplacer Private Fears in Public Places, le titre original d'Ayckbourn. Un moment, nous nous sommes arrêtés à la proposition de Jean-Michel Ribes, Petites peurs partagées, que j'aime bien, mais il me semblait qu'il y avait un jugement dans l'adjectif «petites», et je ne voulais pas de jugement. Il y a de la peur, de la solitude, de l'angoisse, dans ces histoires, mais c'est comique, aussi. À chacun de savoir ce qu'il pense, car le film n'essaie pas d'influencer le spectateur.

Coeurs d'Alain Resnais, avec Pierre Arditi, Sabine Azéma, André Dussollier, Lambert Wilson, Laura Morante, Isabelle Carré. Durée : 2 h 05.

A la lettre

2007 février, No 620

à où il n’y avait que trous de grottes et mitraillettes activées par des fantômes, qu’une entité abstraite nommée Japon et servie par une non moins abstraite foule de jumeaux, il y a maintenant sous nos yeux : des hommes. Qui tremblent, vomissent, ont des femmes et des doutes sérieux sur le bien-fondé de la bataille imminente. On s’en doutait, grâce soit rendue à ce bon vieux Clint d’en fournir la preuve tangible.
Tangible ? Ce n’est pas le mot.Touchons du doigt l’écran où se projette Lettres d’Iwo Jima, il ne rencontre que du vide - fantômes toujours, et paradoxe : l’opération d’incarnation dont le spectateur tire les bénéfices humanistes a pour site un cinéma qui est pourtant, considéré dans son ensemble, en voie de totale désincarnation. A peine la caméra a-telle fait advenir les corps en lieu et place de rien, qu’elle les estompe dans un gris de pénombre, quand elle ne les déchiquette pas en les livrant à une grenade suicidaire.
Plutôt qu’une option esthétique, cette soustraction est d’abord requise par la restitution crue d’une bataille. Le faux mouvement de Lettres d’Iwo Jima, un corps retrouvé dix de perdus, épouse celui de la guerre, entreprise la plus contre-productive du monde, bourbier de sable mouvant où jusqu’aux gestes de survie vous font sombrer encore un peu plus. Creuse une tranchée pour sauver ta peau en vue du débarquement ennemi, c’est ta tombe que tu creuses. Les grottes où tu crois te protéger sont des catacombes. Le faux mouvement est général et assumé par le géneral Kuribayashi, que sa conscience aiguë de l’absurdité de la bataille n’empêche pas d’y lancer ses troupes, et que sa proximité avec les Américains n’empêche pas de les combattre.Vérité redoutable, et coup fatal porté par le film à sa possible valeur didactique : découvrir qu’en face se tiennent des types faits de la même pâte n’enraie pas le processus d’anéantissement mutuel. Cette esquisse de fraternité concrète est même mise à profit par le travail de destruction, comme en fait démonstration la scène où le général demande à un subordonné de se mettre à la place des Américains pour anticiper leur déploiement sur la plage. Mieux je te connais, mieux je te tue. Plus proche de moi, plus proche de ta mort.
La guerre, donc, définitivement indéfendable. Sauf qu’entre mille sujets possibles, Eastwood s’empare de celui-ci précisément, et il faudrait voir ce qui l’aimante vers ces Japonais-là, sur cette île-là. Le souci moral de rééquilibrer les représentations, assurément. Les corps dans les grottes, on l’a dit. Mais du coup nous y voici, dans les grottes, et elles font aux hommes un tombeau idéal, un labyrinthe idéalement sépulcral où errent absurdement des âmes en peine. Eastwood ne trouve pas par hasard une tombe sous ses pieds. Cette tombe est la destination première de ses pas,mus par un trouble désir de proximité avec la mort. Un trouble désir de confraternité avec ces soldats japonais, dont l’héroïsme admirable et grotesque semble parfois procéder, non du courage au mépris de la mort, mais d’une pulsion d’anéantissement qu’emblématise le lieutenant se couchant parmi les cadavres en atten- dant que les chars américains ne le broient. Presque déçu de se réveiller sauf. Ainsi, la morbidité qui travaille au corps Lettres d’Iwo Jima tient tout autant au cahier des charges du film de guerre, qu’à la lumière spectrale qui baigne le travail du Eastwood tardif. Souvenonsnous de Million Dollar Baby, qui mettait sur pied une championne pour aussitôt lui couper les pattes. Rappelons-nous le rétromouvement de Mystic River vers le pire originel. C’est sans doute cela qu’il faut comprendre, et que s’évertuent à rendre sensible les brouillages temporels du diptyque d’Iwo Jima : le pire est un préalable. Le pire est une offense faite au corps (viol de Mystic River) ou son abolition pure et simple ; et il est premier. C’est dès avant la bataille d’Iwo Jima, et quand bien même on la saurait victorieuse comme dans Mémoires, que les silhouettes se fondent dans le décor. Blanches si celui-ci est fait de pierres, grises s’il est fait de sable : ces êtres semblent déjà revenus à la poussière et à la cendre dont la sentence biblique prétend qu’ils procèdent. Le presque noir et blanc dit bien l’immédiat devenir archive des faits. Volcanique, l’île est à la fois annonce de l’éruption à venir et trace de la précédente, si bien que futur et passé s’indifférencient et dansent emmêlés sur les cendres du présent.Dans Sur la route de Madison, déjà, des cendres dispersées dans l’air offraient aux personnages une survie figurative minimale.
Ouverture de Lettres : creuse le sol en 2004, pour retrouver des traces de ce qui fut, tu trouves un soldat de 1945 en train de creuser lui aussi. Si le monde est un abîme, si la rétrospection ne rencontre que béance, c’est que l’édifice du temps ne connaît pas de sol sur quoi solidement reposer. On a cru Eastwood crépusculaire (longtemps le mot lui colla aux éperons) en ce qu’il prenait acte de la disparition du classicisme, de la croyance, de la splendeur américaine, de tout ce qu’on voudra. Sa dernière manière invite à bifurquer de cette piste diachronique-américaine vers une autre, davantage conceptuelle-européenne.La perte est plus ancienne, plus originelle, si ancienne et originelle qu’elle se radicalise en absence augurale.Absence de la chair et de son champ d’apparition, le présent,doublée du doute quant à l’idée qu’il y ait jamais eu un présent.
Depuis quelque temps - disons depuis une décennie -, et au prix d’un réflexe étonnamment radical, le règne de l’absence est chez Eastwood conjuré, autant que possible, par la multiplication des traces écrites.Voix qui s’élèvent d’outre-tombe, les lettres sont une rare et paradoxale trouée de vie au milieu du cimetière.D’Iwo Jima restent des lettres, d’Iwo Jima il n’y aura jamais eu que des lettres, et elles sont d’emblée le petit fil d’existence d’où les créatures tirent leur substance vitale, comme la Francesca de Madison ne s’incarnait qu’avec la découverte par ses enfants de son journal intime.
Lisons-en le contenu, de ces lettres. On verra qu’il redouble la ligne de vie que leur seule existence eût suffi à tracer. Des êtres de papier y racontent qu’ils souffrent dans leur chair, que le tombeau où les emprisonne la guerre est sans échappatoire que la désertion, qu’il faudrait avoir le courage de la lâcheté. Creuser sa tombe puis s’en éloigner, avec au coeur l’espoir d’advenir enfin à l’existence.

Une femme mariée

2007 février, No 620

evant ce grand empire du tourment, il y a deux manières de botter en touche. La première serait de le réduire à une expérience audiovisuelle, impressionnante, indiscutable, où, pour caricaturer, « c’est génial parce qu’on n’y comprend rien ». A ce compte-là on range vite le film dans les arts plastiques : catégorie « installation » si on s’attache au choix décidé de la DV et au mode de filmage (en partie) artisanal ; catégorie « art brut » si on se fie au récit schizophrène avançant par rallonges successives. La seconde serait à l’inverse de plonger à pieds joints dans l’affolement des signes qu’un tel film implique et de donner foi à ce jeu auquel se livre joyeusement le maître de cérémonie. C’est le désir tout aussi illusoire de tout comprendre de la conspiration. Une comédienne s’embarque dans le tournage d’un remake d’un film maudit, et se retrouve perdue dans un monde peuplé de cauchemars ; l’herméneute ne sait plus où donner de la tête entre des Polonais au visage gommé (eraserheads ?), des comédiens de sitcom à masque de lapin et une Laura Dern impériale qui compte plus de bobines que le film. Entre le visiteur et le détective, il doit bien y avoir une place pour le spectateur.
Il faut prendre David Lynch au sérieux lorsqu’il prétend raconter une histoire, même si, sphinx, il précise juste : « L’histoire d’une femme qui a des ennuis. » Une femme perdue qui voit les mondes s’effriter sous ses doigts et ne cesse de demander aux passants : « M’avez-vous déjà vue ? » afin de s’assurer de sa propre réalité. Une super-héroïne malade qui peut d’un claquement de doigts se retrouver à faire un barbecue à Lodz au milieu d’acrobates ou tomber éventrée au milieu des tapins sur Hollywood Boulevard. C’est l’histoire littérale d’un effondrement, tout autant que les deuxièmes parties de Lost Highway et de Mulholland Drive, sauf qu’ici le film tremble de bout en bout.A la deuxième vision, surprend la consistance de cet effritement. La psychose n’est pas prétexte au capharnaüm, au grand déballage, Lynch ne donne pas l’impression de tâtonner, il sait où il va.
L’effondrement n’est qu’une conséquence, il faut remonter à la source.Tous les films de Lynch racontent l’histoire intime d’une hantise : naissance d’un enfant (Eraserhead), inceste (Twin Peaks), rupture (Mulholland Drive). Ces hantises, qui ont toujours trait au couple ou à la famille, ne sont pas des prétextes à délire, mais des moteurs à fiction qui imposent la logique particulière de chaque film. L’effondrement est le terrain de jeu de la hantise devenue reine, soumettant l’ordre du monde à ses scènes de terreur et à ses démons grimaçants. A l’origine, il y a donc la peur d’un désastre. La tension extrême naît de la lutte contre le désastre (le personnage lynchien se débat) avec pour souci principal : comment vivre avec la peur ? comment supporter l’insupportable ?
Quelle hantise occupe INLAND EMPIRE ? Il faut écouter la messagère, Lynch est du genre cartes sur table : la voisine excentrique qui s’invite chez Nikki Grace pour lui annoncer qu’elle a obtenu un nouveau rôle (extraordinaire Grace Zabriskie, jadis mère éplorée de Laura Palmer) demande tout de go : « Is it about marriage ? » Un film sur le mariage, Lost Highway l’était déjà, sur l’insatisfaction (sentimentale et sexuelle), le désamour jusqu’à la haine. Inland porte, lui, sur l’adultère et en fait tourner les fruits dans un vertige : la séduction, le sexe facile, la trahison, la culpabilité, la dépréciation (jusqu’à la prostitution), la jalousie, la vengeance, l’enfant adultérin, la famille recomposée, autant d’obsessions déployées en scènes déconnectées qui, reliées entre elles par les chaînes conjugales, forment l’empire.
Les fruits de l’adultère sont principalement des affects qu’il va s’agir de distribuer. La grande nouveauté d’Inland est de les distribuer sur différentes strates qui ne se rejoignent pas et qui figurent différents possibles (fantômes, fantasmes, fantaisies) que la hantise suscite. C’était la beauté de la dernière demi-heure de Mulholland Drive, de ne répondre qu’aux mouvements de panique d’une femme délaissée imaginant les situations les plus pathétiques ; ici il faut écouter Lynch quand il affirme qu’il faut « pénétrer dans la profondeur de l’histoire ».A savoir : ne pas faire se succéder les scènes et situations provoquées par l’adultère dans une histoire particulière, mais les superposer en autant de scénarios développant des possibles de l’adultère. Le récit est construit sur des personnages étrangers rassemblés par une même terreur.
La femme mariée connaît au moins quatre variantes. 1. Nikki Grace, comédienne, est tentée de flirter avec son partenaire, Devon ; à les voir, tout le monde a cette question à la bouche, au show TV, dans les coulisses, sur le plateau : vont-ils coucher ensemble ? 2. Sue, le personnage interprété par Nikki Grace, trompe son mari avec Billy, un homme marié qui a des enfants, joué par Devon. C’est de dupliquer sa vie, de jouer ce qu’elle redoute d’éprouver qui fait basculer Nikki de l’autre côté. 3. Une femme anonyme dans un interrogatoire (toujours Laura Dern) raconte sa vie et la perte de son garçon : « Après la mort de mon enfant, j’ai traversé un moment difficile. » 4. Chapeautant le tout, une Polonaise brune (Karolina Gruszka) assiste aux calvaires de Laura Dern devant sa TV ; sa vie de couple semble compromise, elle a appris à son mari qu’elle était enceinte sans savoir que celui-ci était stérile. Le cocu est joué de part et d’autre par le même acteur (Peter J. Lucas) qui incarne l’attachement conjugal jusqu’à l’emprisonnement : intimidant, puissant,presque géant à Hollywood,minable en Pologne. Mais c’est l’autre cocu, la femme du scénario n°2, Doris, l’épouse de Billy, qui franchit d’un bond les mondes, prend le tournevis et se fait justice.
Ces strates restent côte à côte, il est impossible de les réduire à une même trame, chacune a un rôle à jouer dans le défilé adultérin. Liberté de Lynch : le récit ne trie pas les idées que la hantise engendre, chacune est accueillie à bras ouverts et provoque une petite fiction au sein de l’histoire. Il y a souvent un malentendu : ce cinéma ne défie pas la compréhension, mais l’exhaustivité de la compréhension. On ne comprend pas tout, d’une part parce que l’histoire est émaillée d’indices et de gags auxquels le cinéaste trouvera toujours une petite place pour nous divertir (aux deux sens) de l’histoire ; et d’autre part parce que chaque affect avance fièrement avec un halo de possibles autour de lui, de la même manière que Nikki avance avec une ronde de personnages autour d’elle. C’est la théorie des mondes parallèles : dans un monde le mari met en garde contre l’adultère, dans un autre il en est témoin, dans un troisième il apprend qu’il est cocu, dans un quatrième il tue, dans un cinquième il accepte l’enfant du péché, etc. C’est ce que raconte INLAND EMPIRE, les possibles de l’affect. C’est ce qui provoque cette grande compassion : il faut prendre ensemble ces femmes et leurs malheurs, pleurer le cortège d’étrangères qui sans se connaître traversent le même drame.
Compassion, et pourtant sécheresse : dans cet empire mat et coupant on tue à coup de tournevis. Mulholland Drive était si glamour, le lyrisme saphique révélant la hantise romantique de perdre l’objet de son amour. Ici le comédien avec qui flirte Nikki Grace est un cabotin aussi pathétique que le cinéaste de Mulholland (joué par le même acteur drôlissime, Justin Theroux). Ce n’est plus le coup de foudre qui précipite le désastre, juste un flirt misérable, prévisible, programmé, et une scène de sexe sous les draps, avec le mari qui rôde dans la chambre. Un bon coup, c’est tout. Sordide INLAND, aussi sec que Mulholland était sexe et mouillé.
Sécheresse aussi de cette image DV basse-définition, ne craignant ni le flou ni l’acide, qui achève de décomposer le monde du dedans. La lumière franche, blême, blanche, blesse le visage ecchymosé de Nikki. Froideur, grisaille polonaise, chambres nues où l’on déshabille les prostituées, rues neigeuses où racolent des femmes du début du siècle. Le réalisme accru débouche sur une sortie en plein air, sur Hollywood Boulevard, dans une scène stupéfiante d’agonie. Les strates trouvent un lieu de rencontre, ici et maintenant, sur un bout de trottoir, entre une SDF noire et une Asiatique bavarde, indifférentes à la tragédie qui a lieu sous leurs yeux. On entend les bruits de la rue, l’oeuvre ne s’était jamais ouverte à ce naturalisme.
C’est à croire que la plasticité de la DV permet davantage au cinéaste d’emboîter les mondes, comme si une même couleur déteignait partout et rendait les frontières indiscernables. Dans ce brouillage, les espaces-sas prennent de l’ampleur, espaces intermédiaires où le personnage débarrassé de son nom (ni Nikki ni Sue) s’assoit et pense ou parle. C’est le bureau de l’inspecteur où une femme raconte sa vie devant un visage impassible aux lunettes délicieusement de travers ; dans un autre bureau face à un autre inspecteur, la cocue vient montrer l’arme du crime qu’elle n’a pas encore entre les mains, mais tuer la démange tellement que l’arme est déjà plantée dans son flanc. C’est la chambre où Laura Dern se repose et réfléchit : des troupes de filles, starlettes du XXIe siècle, papotent et dansent autour d’elle. La souplesse du tournage en DV permet d’inventer ces moments de vide, où le personnage anonyme, juste une femme qui a peur, se recueille sur un sofa ou court en hurlant dans un chemin de terre.
Où va ce chemin ? Où mène cette traversée ? A l’inverse de Lost Highway où la voiture tourne sans fin dans la nuit, et de Mulholland, où le lit attend depuis le début le cadavre de la star, INLAND mène quelque part. Comme dans Une histoire vraie, où il faut traverser des milliers et des milliers de kilomètres pour rejoindre le frère, il faut que la raison vacille pour retrouver enfin le fils. Car d’une femme à l’autre, l’histoire est hantée par l’enfant : l’enfant mort qui provoque la dépression de la mère, l’enfant de l’adultère qui provoque sa disgrâce. Lorsque le garçon paraît, avec le père, lorsque la famille est reconstituée, le film peut se terminer. Les trois heures de calvaire étaient en fait un travail, un immense travail de deuil ou de pardon, pour faire réapparaître un fils, le signe de la réconciliation.
La superposition de strates provoque pour le coup un tragique particulier. Les retrouvailles ont lieu pour la Polonaise, elle qui a ouvert le bal, pleurant à chaudes larmes devant un écran TV au spectacle hollywoodien de Nikki en perdition, et qui le referme ensuite, lorsque l’Américaine entre dans sa chambre, l’embrasse et disparaît. Il y a une forme d’injustice à ce que tous les avatars sacrifiés de Laura Dern restent dans les limbes.Que deviennent-ils une fois qu’ils ne servent plus ? Que devient la comédienne une fois qu’elle quitte son rôle ? Après l’apparition de l’enfant, Lynch reste magnifiquement sur Nikki Grace hagarde, comme une âme en peine, carcasse vide qui a accompli son travail de petit soldat.
Son rôle aura donc été d’incarner le courage, et de débusquer la peur. Si elle semble perdue dans des couloirs à n’en plus finir, c’est qu’il faut creuser profond pour dénicher la bête. La bête, c’est le « Fantôme », qui se fait beaucoup plus discret que les démons ricanants traversant les mondes de Twin Peaks (Bob) et Lost Highway (le Mystery Man blafard) ; il est logique que les démons deviennent inutiles à mesure que les mondes s’avèrent de plus en plus perméables. On le découvre tressautant (« Je cherche un accès ! ») comme Méphisto parlant à Dieu au début de Faust. Le diablotin revient en homme de cirque, hypnotisant vaguement les gens et déposant le tournevis dans la main de la tueuse. Mais c’est lui et lui seul que la femme mariée va dénicher au bout du voyage, chambre 47. Sa mort effrayante et lente fait tomber un masque de carnaval purement symbolique ; comme les autres démons, il n’était qu’une incarnation de la peur. C’était déjà le sens de la série Twin Peaks (Bob se répand à mesure que la peur augmente) ou de la scène glaçante de Mulholland Drive où la peur d’un monstre tapi derrière un café tuait littéralement celui qui s’en approchait. Toute l’oeuvre du cinéaste, par ailleurs méditant impénitent, se pose cette question : comment cesser d’avoir peur ?
C’est une grande joie, que le film se termine non par la peur mais dans l’allégresse, au son d’une chanson sur le péché, « Sinnerman » de Nina Simone. Comment rester de marbre devant ce gros plan de Laura Dern fixant la caméra alors que la chanson supplie « Don’t you know that I need you ? » ? Un vertige nous prend un instant, alors que Ben Harper, le mari, dans la vie, de Laura Dern, joue du piano dans le fond de la pièce.Tentation d’adultère ou pas, sécheresse ou pas, il y a bien une histoire d’amour fou dans INLAND EMPIRE, mais elle est de l’autre côté de l’écran, entre le cinéaste et son actrice.

INLAND EMPIRE
Etats-Unis, 2006
Réalisation : David Lynch
Image : David Lynch, Erik Crary, Odd Geir Saether, Ole Johan Roska
Son et montage : David Lynch
Interprétation : Laura Dern, Justin Theroux, Jeremy Irons, Harry Dean Stanton, Karolina Gruszka, Peter J. Lucas, Julia Ormond
Production : Studio Canal, Camerimage, Asymmetrical Productions
Distribution : Mars
Durée : 2 h 52
Sortie : 7 février

Degueulasse

Jean-Michel Frodon
No 620, fevrier 2007

artout, mais en France plus qu’ailleurs, les films naissent et vivent, c’est-à-dire sont produits et montrés, grâce à l’intervention d’organes divers - commissions du CNC et des régions, filiales et comités ad hoc des chaînes de télévision, instances variées ayant pour mission d’accompagner les films à un moment de leur existence. De ce système horriblement compliqué, infiniment critiquable, nécessairement sujet à adaptations et améliorations, on pourrait dire ce qu’on dit de la démocratie : qu’il est le pire système, à l’exception de tous les autres.Ces divers organes ont droit de vie ou de mort sur les films économiquement les plus fragiles.Or il se trouve qu’on y entend désormais une nouvelle expression : certains films réclamant leur soutien seraient des « films de festival ». Infâmant label ! Cette expression, « films de festival » est fausse, elle est injuste, elle est dégueulasse. Elle tend à marginaliser, et finalement à détruire les films - et aussi les festivals. Elle est insultante pour ceux qui font ces festivals et qui y assistent,comme pour ceux qui font ces films ou qui tentent d’aider à leur circulation. Ces genslà, voyez vous, ne seraient pas « des vrais gens », des êtres humains comme les autres, mais une espèce de caste un peu malade, qui pervertirait le « vrai cinéma » (en français facile : les films du marché). C’est l’idéologie rance de la France d’en bas, naturel allié de l’ultralibéralisme, celle qui veut aujourd’hui éradiquer de la vie du cinéma par exemple Pedro Costa, toujours interdit d’accès aux grands écrans, et qui aurait, dans la même logique, assassiné naguère sans état d’âme les oeuvres de Jean Vigo ou Luis Buñuel. Bizarre contradiction : ce sont pourtant ces films-là qui légitiment l’existence des commissions sélectives et autres

mécanismes de soutien à la diversité. Si, en déclarant « films de festival » les oeuvres les plus audacieuses, ces commissions les récusent désormais, la logique et le bien public exigent de supprimer ces fameux organes, de foutre au chômage la moitié du CNC (celle qui s’occupe d’autre chose que du seul bon fonctionnement de la machine économique), et de laisser la si satisfaite d’elle-même industrie du cinéma français se débrouiller seule avec ses concurrents étrangers. C’est quoi, dégueulasse ? C’est cette exclusion des courages, aggravée par ceux qui ont pourtant pour vocation d’en être les renforts.Tiens ! Voici que sortent en même temps,ce mois-ci, deux films « difficiles », « dérangeants », qui mériteraient bien eux aussi l’appellation débile et mortifère de « films de festival ». Ce qu’on appelle, ailleurs - aux Cahiers du cinéma par exemple - des oeuvres d’art. Parce que leurs auteurs sont américains, parce que d’autres de leurs films ont rapporté de l’argent, deux des plus grands artistes du passage du XXe au XXIe siècle, Clint Eastwood et David Lynch peuvent, eux, se passer des systèmes d’aide - mais rien n’assure qu’ils puissent persévérer en un si sombre dessein esthétique si le marché n’est pas favorable. Pour les Cahiers, c’est en revanche une manière de fête qu’INLAND EMPIRE (auquel fera écho la belle exposition qui se trame à la Fondation Cartier) et Lettres d’Iwo Jima sortent presque en même temps.Afin de saluer cette abondance, pour la première fois de son histoire, la revue paraît avec deux couvertures, l’une dédiée à Lynch, l’autre à Eastwood, et deux « événements ». Chaque jour ce qu’on fait au cinéma nous afflige ; souvent, et ce mois-ci tout particulièrement, ce que fait le cinéma nous ravit.

Pour Alain Resnais, le monde ne va pas bien

Pour Alain Resnais, le monde ne va pas bien

Jean Roy

22, novembre,2006

Cinéma . Coeurs, adapté d’une pièce d’Alan Ayckbourn, réunit plusieurs des comédiens favoris du réalisateur dans une mise en scène à la virtuosité discrète mais souveraine.

Coeurs, d’Alain Resnais.

France. 2 h 5.

Il est une scène, la première une fois planté le décor en un unique plan magistral, qui se fait vite oublier alors qu’elle résume l’oeuvre, mais on ne le sait pas encore. Thierry (André Dussolier), agent immobilier, y fait visiter un appartement à Nicole (Laura Morante), qui songe à s’installer avec Dan (Lambert Wilson). L’endroit, une construction récente du nouveau quartier parisien de la Grande Bibliothèque, ne manque pas de charme mais voilà : le précédent occupant a fait couper une pièce et une cloison divise l’espace, fenêtre comprise. Supposons que l’un ait froid et l’autre chaud, la fenêtre, ouverte ou fermée, condamnera l’un des deux à geler ou à transpirer. Et voici comment le film s’ouvre sous le double signe de l’union et de la désunion. De cela, il va être question jusqu’au bout, ce que renforce simultanément le son. Alors que Thierry (texte de Jean-Michel Ribes) demande à Nicole, s’enquérant du métier du mystérieux Dan pour mieux deviner ce qui pourrait lui convenir : « Il est dans quoi ? », la réponse qui fuse donne : « L’expectative. »

Ainsi va la scène un, Thierry et Dan, qui sera suivie de la deux, Lionel (Pierre Arditi) et Dan, puis de la trois, Thierry et Charlotte (Sabine Azéma)...

une Forte sensation de couples

Jamais les personnages ne sont seuls, ce qui est la loi courante au théâtre, mais presque systématiquement par deux, les rares cas où ils sont davantage ne leur fournissant soit pas de dialogue commun, soit pas d’espace commun. D’où cette forte sensation de couples, sans qu’existe au départ un sentiment de connivence, les occasions de s’opposer étant par la suite plus fréquentes que celles de se rapprocher. Il y a donc Thierry, qui vit avec sa soeur Gaëlle (Isabelle Carré), sans que soit justifiés leur grande différence d’âge comme leur comportement, qui évoque surtout des amants où chacun prendrait en ombrage la liberté de l’autre. Mais Thierry conduit tout autant à Charlotte sa collègue, grenouille de bénitier, sans que la relation soit très nette pour autant. Gaëlle conduit aux hommes qu’elle rencontre à foison dans l’espoir de dénicher le bon, et jette ainsi son dévolu sur Dan, qui ne répond plus à l’amour que Nicole lui porte. Pas clair le Dan non plus, qui a quitté l’armée pour des raisons sans doute peu avouables. Au moins Dan a un complice, Lionel, barman stylé du lieu branché où il étanche ses soifs persistantes, mais faut-il croire à l’amitié d’un barman ? Lionel lui à un père, Arthur, grabataire irascible et invisible (voix de Claude Rich) qui demande assistance les longues heures nocturnes où son fils sert des drinks. Quelle est l’âme généreuse qui acceptera de prendre soin d’un tel atrabilaire ? La bonne Charlotte, bien sûr, et la boucle est bouclée. Trois comédiens, trois comédiennes et le père en cerise sur la troupe, six décors principaux, tous intérieurs, et le tour est joué. Ce alors que le réalisme des lieux ne tente pas de dissimuler que nous sommes en studio, impression renforcée par les découvertes abondantes sur un Paris de toile peinte et de neige persistante, jusque sur les vêtements dans les appartements. La neige au demeurant sert de liant entre les scènes, un peu comme déjà les particules dans l’Amour à mort.

Ce film est une sorte d’accident. Resnais devait en tourner un autre, plus cher. Mais une partie du budget et les comédiens étaient là, alors, autant en profiter, d’où la nécessité de sauter sur un texte déjà écrit.

Un patchwork

d’une unité totale

Pourtant, c’est du Resnais pur jus, dans la continuité de ses adaptations théâtrales récentes, Mélo, d’après Bernstein et Pas sur la bouche, d’après l’opérette d’Yvain et Barde. Curieusement, celles auxquelles on pense le moins sont les deux films déjà tirés d’Alan Ayckbourn, Smoking et No Smoking. Nous étions aussi en studio, mais entièrement en extérieurs, et Resnais y respectait la langue anglaise liée aux lieux de l’action. Ici, pas plus parisien, dans l’esprit comme dans le ton, si français qu’on en oublie sur-le-champ que la pièce est anglaise. L’unique élément à renvoyer outre-Manche est le mélange des genres, là où notre théâtre est historiquement si codifié. Saupoudrant le réalisme de fantastique, piquant de traits d’esprit un récit fondamentalement tragique d’empilements de solitudes qui ne parviennent que précairement à se rejoindre, Coeurs est un patchwork mais, on n’en sort pas, d’une unité totale. Heureux comme des fous d’être face à un tel texte aux mains d’un tel cinéaste, les comédiens se donnent à fond, allant jusqu’à surjouer, sachant qu’ils seront aussitôt pardonnés. Quant à la mise en scène, c’est un bonheur constant. La caméra est toujours où il le faut, soulignant l’effet ici, devenant là autonome, fondamentalement discrète mais imposant soudain sa présence. Elle est au réalisateur ce que la voix est à l’acteur ou l’archet au violoniste. Il est des cinéastes qui ont la main moins sûre avec l’âge. À quatre-vingt-quatre ans, Renais demeure dans le club fermé des géants de son art.


Neige le cinéma

Neige le cinéma

Emmanuel Burdeau

No 11, 2006

Alain Resnais nous l’adresse comme un cadeau de Noël, et comme le blason d’un formalisme apaisé, souverain : de l’agence immobilière à l’hôtel Globe, de l’appartement de Dan (Wilson) et Nicole (Morante) à celui de Lionel (Arditi), une neige de février assure la transition en fondu enchaîné. Presque un intermède de musical : les séquences se dissolvent dans un ballet de blanc qui confère une légèreté à la tragi-comédie. Une loterie revient par intermittence, une turbulence secoue dans la collure le grand sac aux probabilités.
Qui sait, les six personnages ne souffrent peut-être de dépression qu’au sens d’un caprice climatique bientôt dissipé.
Se souvenant des particules qui, dans L’Amour à mort, dansaient sur un fond noir et une musique de Hans Werner Henze, le cinéaste dit dans l’entretien que celles de Cœurs sont plus réalistes, plus quotidiennes, ajoutant qu’il y eut à ce sujet bien des plaisanteries sur le plateau, avec la télé, etc. C’est qu’une autre neige tournoie non loin des fondus, celle qui précisément remplit l’écran de télévision sur lequel Thierry (Dussollier) visionne les K7 prêtées par Charlotte (Azéma) : quelques secondes de poudre grise, entre l’émission « Ces chansons qui ont changé ma vie » et les strip-teases où la collègue discrète mute vamp. Si la première neige résume l’arbitraire du montage, celle-ci semble indiquer l’inverse : l’absence totale de raccord, l’affreuse contiguïté télévisuelle. Non seulement le cul côtoie la variété, mais la variété est prétexte à propagande bigote, et un des invités du show cumule les titres d’architecte, journaliste, homme de foi, membre actif de dizaines d’associations caritatives.Tout se mêle à tout dans une amnésie bête glorifiée par Thierry qui vante, hilare et médusé, les mérites de la vidéo : c’est formidable, on peut enregistrer, effacer, réenregistrer, à l’infini et sans douleur.
Cœurs est donc un film qui parle d’aujourd’hui. Satire, par exemple, de la polyvalence contemporaine (tous experts, et si possible de beaucoup de choses en même temps). C’est moins une confusion des valeurs qu’une cohabitation des contraires dont la neige propose une matérialisation qui confirme l’état actuel de l’image : elle flotte désormais telle une gaze, un bain anesthésiant de lumière laiteuse.Apesanteur domestique : chaque lieu de Cœurs est coupé en deux par une division fantôme, une neige d’intérieur, cloison au milieu d’une fenêtre dans le premier appartement, rideau dans le bar de l’hôtel Globe, paroi de de verre seulement discernable à sa tranche dans l’agence immobilière, porte ouverte de la chambre du père dans l’appartement de Lionel. Il y a ainsi, difficile de l’ignorer, plus d’une parenté d’ici aux stores finement rayés de Là-bas, le documentaire de Chantal Akerman.
La rencontre des deux neiges, d’un arbitraire l’autre, rappelle aussi quel terrible ironiste du possible reste Alain Resnais. Une ironie noire sourdait déjà de L’Amour à mort, dont les particules signifiaient la mort qu’avait connue Simon pendant quelques instants ; puis son désir d’une nouvelle vie pareille à un coup de dés, un perpétuel pile ou face (superbe insert sur une pièce de monnaie qui tourne, et tourne encore) ; et enfin la séparation définitive des amants, due non pas à la mort de l’un ou de l’autre, mais à la Mort en personne : en dépit de sa promesse, Elisabeth ne rejoindrait pas Simon de l’autre côté, car si tout le monde meurt, cela ne se partage pas. Un motif unique condensait donc le trajet du film entier, son renversement : comment le Dedans devient l’Intervalle, puis comment l’Intervalle devient le Dehors.
Ivre des perspectives ouvertes par sa « résurrection », Simon confiait ne plus supporter désormais le mot « séparation », justement. Mais voilà l’ironie : le possible n’unit pas, il ne croît au contraire qu’en proportion d’un arrachement. Chaque bifurcation est aussi une fatalité, un adieu : la neige qui, dans Cœurs, vole entre les séquences sans jamais paraître toucher le sol tombe bel et bien sur les épaules du sextuor, dont chaque membre doit dès lors se délester comme d’un fardeau de cela même qui l’allège en le destinant au hasard, à l’amour, à la perspective d’un lendemain qui rechante.
Cette merveilleuse trouvaille d’une chute du raccord sur les corps ne dirait sans doute qu’une ironie du sort, méditation douce-amère sur la vie qui va et les occasions manquées, si elle ne servait le projet, sans équivalent en France aujourd’hui, de conjuguer le formalisme le plus libre avec le film choral, autrement dit ce que notre cinéma compte de plus routinier et de plus consensuel. La recherche de pareille improbable synthèse est la grande nouveauté du Resnais récent, depuis On connaît la chanson. Elle a une explication simple : avec son absurdité, ses quiproquos et ses chassés-croisés, le vaudeville à six ou sept est après tout un schéma grossier mais toujours viable de la déliaison qui ronge nos existences. C’est un genre « moderne », si l’on veut. Mais il faudrait alors se demander pourquoi la modernité de Resnais, qui commença avec Duras et Robbe-Grillet, n’a pas connu le sort de celle des Editions de Minuit, dont les livres, à force de substituer les petites histoires aux grands desseins, ne sont souvent aujourd’hui que de jolis puzzles assemblés d’une main adroite mais profondément indifférente.
Une des solutions qu’a trouvées Resnais pour échapper à cette sorte de chic est l’alternance de deux registres d’invention : un registre doux, la neige ou encore le halo de lumière qui nimbe chacun à quelques minutes de la fin ; et un registre dur, brusque zoom sur le dos de Dan ou sur un tableau chez Thierry, montage tout à coup rapide parmi les objets de la chambre du père de Lionel, après qu’il a été conduit à l’hôpital. Du doux au dur, le cinéaste introduit un tremblé dans l’éventail des opérations de mise en scène ;de cette façon, ses audaces se donnent tantôt comme un brassage de possibles existentiels, et tantôt comme des possibles formels ne répondant peut-être qu’à une fantaisie de vieux maître. Le curseur du choix ne cesse de monter et de descendre. Il y a de la pesanteur, mais il y a aussi de la relance dans la relance. Une ironie formaliste vient en somme tempérer l’ironie psychologique, pour user d’un adjectif que Resnais appelle avec malice « le mot interdit ».
Les choses sont formulables encore autrement. En mars 1948,André Bazin publiait dans L’Ecran français un beau texte court intitulé « Il neige sur le cinéma » (repris dans Le Cinéma français de la Libération à la Nouvelle Vague,Cahiers du cinéma). On peut parier que Resnais l’a lu, lui dont Bazin fut l’ami dès l’Occupation, au temps de la Maison des Lettres, rue des Ursulines. « Vous êtes-vous demandé pourquoi tant de neige sur le cinéma ? », demande Bazin après avoir donné des exemples, de Nanouk à La Symphonie pastorale, et énuméré quelques recettes, borate de soude, plumes d’oie, sciure de glace. Il répond ensuite à sa question : « C’est que la neige sous sa blancheur uniforme, sous sa trompeuse monotonie, recèle de lourdes équivoques, de subtiles métamorphoses. » Et plus loin : « Il semble qu’il n’y ait rien dans cette matière... qui ne recèle de quelque façon l’équivoque de son contraire. »
Equivoques et contraires neigent en effet dans Cœurs, mais ce n’est plus seulement sur le cinéma et comme un signe, poursuit Bazin, de sa complicité avec les symboles et les « dieux infernaux ». Il neige maintenant sur et sous le cinéma, dans le ciel du montage et dans l’écran de la télé, dans la collure et dans les coeurs, comme une réserve d’ambivalence permettant d’échanger à l’envi les météos, les chances esthétiques et les chances existentielles ; et comme la sauvegarde d’une possibilité précieuse entre toutes : qu’un artiste d’avant-garde puisse à l’approche des fêtes continuer d’offrir un grand film populaire aux foules sentimentales et emmitouflées.