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2.15.2007

A la lettre

2007 février, No 620

à où il n’y avait que trous de grottes et mitraillettes activées par des fantômes, qu’une entité abstraite nommée Japon et servie par une non moins abstraite foule de jumeaux, il y a maintenant sous nos yeux : des hommes. Qui tremblent, vomissent, ont des femmes et des doutes sérieux sur le bien-fondé de la bataille imminente. On s’en doutait, grâce soit rendue à ce bon vieux Clint d’en fournir la preuve tangible.
Tangible ? Ce n’est pas le mot.Touchons du doigt l’écran où se projette Lettres d’Iwo Jima, il ne rencontre que du vide - fantômes toujours, et paradoxe : l’opération d’incarnation dont le spectateur tire les bénéfices humanistes a pour site un cinéma qui est pourtant, considéré dans son ensemble, en voie de totale désincarnation. A peine la caméra a-telle fait advenir les corps en lieu et place de rien, qu’elle les estompe dans un gris de pénombre, quand elle ne les déchiquette pas en les livrant à une grenade suicidaire.
Plutôt qu’une option esthétique, cette soustraction est d’abord requise par la restitution crue d’une bataille. Le faux mouvement de Lettres d’Iwo Jima, un corps retrouvé dix de perdus, épouse celui de la guerre, entreprise la plus contre-productive du monde, bourbier de sable mouvant où jusqu’aux gestes de survie vous font sombrer encore un peu plus. Creuse une tranchée pour sauver ta peau en vue du débarquement ennemi, c’est ta tombe que tu creuses. Les grottes où tu crois te protéger sont des catacombes. Le faux mouvement est général et assumé par le géneral Kuribayashi, que sa conscience aiguë de l’absurdité de la bataille n’empêche pas d’y lancer ses troupes, et que sa proximité avec les Américains n’empêche pas de les combattre.Vérité redoutable, et coup fatal porté par le film à sa possible valeur didactique : découvrir qu’en face se tiennent des types faits de la même pâte n’enraie pas le processus d’anéantissement mutuel. Cette esquisse de fraternité concrète est même mise à profit par le travail de destruction, comme en fait démonstration la scène où le général demande à un subordonné de se mettre à la place des Américains pour anticiper leur déploiement sur la plage. Mieux je te connais, mieux je te tue. Plus proche de moi, plus proche de ta mort.
La guerre, donc, définitivement indéfendable. Sauf qu’entre mille sujets possibles, Eastwood s’empare de celui-ci précisément, et il faudrait voir ce qui l’aimante vers ces Japonais-là, sur cette île-là. Le souci moral de rééquilibrer les représentations, assurément. Les corps dans les grottes, on l’a dit. Mais du coup nous y voici, dans les grottes, et elles font aux hommes un tombeau idéal, un labyrinthe idéalement sépulcral où errent absurdement des âmes en peine. Eastwood ne trouve pas par hasard une tombe sous ses pieds. Cette tombe est la destination première de ses pas,mus par un trouble désir de proximité avec la mort. Un trouble désir de confraternité avec ces soldats japonais, dont l’héroïsme admirable et grotesque semble parfois procéder, non du courage au mépris de la mort, mais d’une pulsion d’anéantissement qu’emblématise le lieutenant se couchant parmi les cadavres en atten- dant que les chars américains ne le broient. Presque déçu de se réveiller sauf. Ainsi, la morbidité qui travaille au corps Lettres d’Iwo Jima tient tout autant au cahier des charges du film de guerre, qu’à la lumière spectrale qui baigne le travail du Eastwood tardif. Souvenonsnous de Million Dollar Baby, qui mettait sur pied une championne pour aussitôt lui couper les pattes. Rappelons-nous le rétromouvement de Mystic River vers le pire originel. C’est sans doute cela qu’il faut comprendre, et que s’évertuent à rendre sensible les brouillages temporels du diptyque d’Iwo Jima : le pire est un préalable. Le pire est une offense faite au corps (viol de Mystic River) ou son abolition pure et simple ; et il est premier. C’est dès avant la bataille d’Iwo Jima, et quand bien même on la saurait victorieuse comme dans Mémoires, que les silhouettes se fondent dans le décor. Blanches si celui-ci est fait de pierres, grises s’il est fait de sable : ces êtres semblent déjà revenus à la poussière et à la cendre dont la sentence biblique prétend qu’ils procèdent. Le presque noir et blanc dit bien l’immédiat devenir archive des faits. Volcanique, l’île est à la fois annonce de l’éruption à venir et trace de la précédente, si bien que futur et passé s’indifférencient et dansent emmêlés sur les cendres du présent.Dans Sur la route de Madison, déjà, des cendres dispersées dans l’air offraient aux personnages une survie figurative minimale.
Ouverture de Lettres : creuse le sol en 2004, pour retrouver des traces de ce qui fut, tu trouves un soldat de 1945 en train de creuser lui aussi. Si le monde est un abîme, si la rétrospection ne rencontre que béance, c’est que l’édifice du temps ne connaît pas de sol sur quoi solidement reposer. On a cru Eastwood crépusculaire (longtemps le mot lui colla aux éperons) en ce qu’il prenait acte de la disparition du classicisme, de la croyance, de la splendeur américaine, de tout ce qu’on voudra. Sa dernière manière invite à bifurquer de cette piste diachronique-américaine vers une autre, davantage conceptuelle-européenne.La perte est plus ancienne, plus originelle, si ancienne et originelle qu’elle se radicalise en absence augurale.Absence de la chair et de son champ d’apparition, le présent,doublée du doute quant à l’idée qu’il y ait jamais eu un présent.
Depuis quelque temps - disons depuis une décennie -, et au prix d’un réflexe étonnamment radical, le règne de l’absence est chez Eastwood conjuré, autant que possible, par la multiplication des traces écrites.Voix qui s’élèvent d’outre-tombe, les lettres sont une rare et paradoxale trouée de vie au milieu du cimetière.D’Iwo Jima restent des lettres, d’Iwo Jima il n’y aura jamais eu que des lettres, et elles sont d’emblée le petit fil d’existence d’où les créatures tirent leur substance vitale, comme la Francesca de Madison ne s’incarnait qu’avec la découverte par ses enfants de son journal intime.
Lisons-en le contenu, de ces lettres. On verra qu’il redouble la ligne de vie que leur seule existence eût suffi à tracer. Des êtres de papier y racontent qu’ils souffrent dans leur chair, que le tombeau où les emprisonne la guerre est sans échappatoire que la désertion, qu’il faudrait avoir le courage de la lâcheté. Creuser sa tombe puis s’en éloigner, avec au coeur l’espoir d’advenir enfin à l’existence.

Une femme mariée

2007 février, No 620

evant ce grand empire du tourment, il y a deux manières de botter en touche. La première serait de le réduire à une expérience audiovisuelle, impressionnante, indiscutable, où, pour caricaturer, « c’est génial parce qu’on n’y comprend rien ». A ce compte-là on range vite le film dans les arts plastiques : catégorie « installation » si on s’attache au choix décidé de la DV et au mode de filmage (en partie) artisanal ; catégorie « art brut » si on se fie au récit schizophrène avançant par rallonges successives. La seconde serait à l’inverse de plonger à pieds joints dans l’affolement des signes qu’un tel film implique et de donner foi à ce jeu auquel se livre joyeusement le maître de cérémonie. C’est le désir tout aussi illusoire de tout comprendre de la conspiration. Une comédienne s’embarque dans le tournage d’un remake d’un film maudit, et se retrouve perdue dans un monde peuplé de cauchemars ; l’herméneute ne sait plus où donner de la tête entre des Polonais au visage gommé (eraserheads ?), des comédiens de sitcom à masque de lapin et une Laura Dern impériale qui compte plus de bobines que le film. Entre le visiteur et le détective, il doit bien y avoir une place pour le spectateur.
Il faut prendre David Lynch au sérieux lorsqu’il prétend raconter une histoire, même si, sphinx, il précise juste : « L’histoire d’une femme qui a des ennuis. » Une femme perdue qui voit les mondes s’effriter sous ses doigts et ne cesse de demander aux passants : « M’avez-vous déjà vue ? » afin de s’assurer de sa propre réalité. Une super-héroïne malade qui peut d’un claquement de doigts se retrouver à faire un barbecue à Lodz au milieu d’acrobates ou tomber éventrée au milieu des tapins sur Hollywood Boulevard. C’est l’histoire littérale d’un effondrement, tout autant que les deuxièmes parties de Lost Highway et de Mulholland Drive, sauf qu’ici le film tremble de bout en bout.A la deuxième vision, surprend la consistance de cet effritement. La psychose n’est pas prétexte au capharnaüm, au grand déballage, Lynch ne donne pas l’impression de tâtonner, il sait où il va.
L’effondrement n’est qu’une conséquence, il faut remonter à la source.Tous les films de Lynch racontent l’histoire intime d’une hantise : naissance d’un enfant (Eraserhead), inceste (Twin Peaks), rupture (Mulholland Drive). Ces hantises, qui ont toujours trait au couple ou à la famille, ne sont pas des prétextes à délire, mais des moteurs à fiction qui imposent la logique particulière de chaque film. L’effondrement est le terrain de jeu de la hantise devenue reine, soumettant l’ordre du monde à ses scènes de terreur et à ses démons grimaçants. A l’origine, il y a donc la peur d’un désastre. La tension extrême naît de la lutte contre le désastre (le personnage lynchien se débat) avec pour souci principal : comment vivre avec la peur ? comment supporter l’insupportable ?
Quelle hantise occupe INLAND EMPIRE ? Il faut écouter la messagère, Lynch est du genre cartes sur table : la voisine excentrique qui s’invite chez Nikki Grace pour lui annoncer qu’elle a obtenu un nouveau rôle (extraordinaire Grace Zabriskie, jadis mère éplorée de Laura Palmer) demande tout de go : « Is it about marriage ? » Un film sur le mariage, Lost Highway l’était déjà, sur l’insatisfaction (sentimentale et sexuelle), le désamour jusqu’à la haine. Inland porte, lui, sur l’adultère et en fait tourner les fruits dans un vertige : la séduction, le sexe facile, la trahison, la culpabilité, la dépréciation (jusqu’à la prostitution), la jalousie, la vengeance, l’enfant adultérin, la famille recomposée, autant d’obsessions déployées en scènes déconnectées qui, reliées entre elles par les chaînes conjugales, forment l’empire.
Les fruits de l’adultère sont principalement des affects qu’il va s’agir de distribuer. La grande nouveauté d’Inland est de les distribuer sur différentes strates qui ne se rejoignent pas et qui figurent différents possibles (fantômes, fantasmes, fantaisies) que la hantise suscite. C’était la beauté de la dernière demi-heure de Mulholland Drive, de ne répondre qu’aux mouvements de panique d’une femme délaissée imaginant les situations les plus pathétiques ; ici il faut écouter Lynch quand il affirme qu’il faut « pénétrer dans la profondeur de l’histoire ».A savoir : ne pas faire se succéder les scènes et situations provoquées par l’adultère dans une histoire particulière, mais les superposer en autant de scénarios développant des possibles de l’adultère. Le récit est construit sur des personnages étrangers rassemblés par une même terreur.
La femme mariée connaît au moins quatre variantes. 1. Nikki Grace, comédienne, est tentée de flirter avec son partenaire, Devon ; à les voir, tout le monde a cette question à la bouche, au show TV, dans les coulisses, sur le plateau : vont-ils coucher ensemble ? 2. Sue, le personnage interprété par Nikki Grace, trompe son mari avec Billy, un homme marié qui a des enfants, joué par Devon. C’est de dupliquer sa vie, de jouer ce qu’elle redoute d’éprouver qui fait basculer Nikki de l’autre côté. 3. Une femme anonyme dans un interrogatoire (toujours Laura Dern) raconte sa vie et la perte de son garçon : « Après la mort de mon enfant, j’ai traversé un moment difficile. » 4. Chapeautant le tout, une Polonaise brune (Karolina Gruszka) assiste aux calvaires de Laura Dern devant sa TV ; sa vie de couple semble compromise, elle a appris à son mari qu’elle était enceinte sans savoir que celui-ci était stérile. Le cocu est joué de part et d’autre par le même acteur (Peter J. Lucas) qui incarne l’attachement conjugal jusqu’à l’emprisonnement : intimidant, puissant,presque géant à Hollywood,minable en Pologne. Mais c’est l’autre cocu, la femme du scénario n°2, Doris, l’épouse de Billy, qui franchit d’un bond les mondes, prend le tournevis et se fait justice.
Ces strates restent côte à côte, il est impossible de les réduire à une même trame, chacune a un rôle à jouer dans le défilé adultérin. Liberté de Lynch : le récit ne trie pas les idées que la hantise engendre, chacune est accueillie à bras ouverts et provoque une petite fiction au sein de l’histoire. Il y a souvent un malentendu : ce cinéma ne défie pas la compréhension, mais l’exhaustivité de la compréhension. On ne comprend pas tout, d’une part parce que l’histoire est émaillée d’indices et de gags auxquels le cinéaste trouvera toujours une petite place pour nous divertir (aux deux sens) de l’histoire ; et d’autre part parce que chaque affect avance fièrement avec un halo de possibles autour de lui, de la même manière que Nikki avance avec une ronde de personnages autour d’elle. C’est la théorie des mondes parallèles : dans un monde le mari met en garde contre l’adultère, dans un autre il en est témoin, dans un troisième il apprend qu’il est cocu, dans un quatrième il tue, dans un cinquième il accepte l’enfant du péché, etc. C’est ce que raconte INLAND EMPIRE, les possibles de l’affect. C’est ce qui provoque cette grande compassion : il faut prendre ensemble ces femmes et leurs malheurs, pleurer le cortège d’étrangères qui sans se connaître traversent le même drame.
Compassion, et pourtant sécheresse : dans cet empire mat et coupant on tue à coup de tournevis. Mulholland Drive était si glamour, le lyrisme saphique révélant la hantise romantique de perdre l’objet de son amour. Ici le comédien avec qui flirte Nikki Grace est un cabotin aussi pathétique que le cinéaste de Mulholland (joué par le même acteur drôlissime, Justin Theroux). Ce n’est plus le coup de foudre qui précipite le désastre, juste un flirt misérable, prévisible, programmé, et une scène de sexe sous les draps, avec le mari qui rôde dans la chambre. Un bon coup, c’est tout. Sordide INLAND, aussi sec que Mulholland était sexe et mouillé.
Sécheresse aussi de cette image DV basse-définition, ne craignant ni le flou ni l’acide, qui achève de décomposer le monde du dedans. La lumière franche, blême, blanche, blesse le visage ecchymosé de Nikki. Froideur, grisaille polonaise, chambres nues où l’on déshabille les prostituées, rues neigeuses où racolent des femmes du début du siècle. Le réalisme accru débouche sur une sortie en plein air, sur Hollywood Boulevard, dans une scène stupéfiante d’agonie. Les strates trouvent un lieu de rencontre, ici et maintenant, sur un bout de trottoir, entre une SDF noire et une Asiatique bavarde, indifférentes à la tragédie qui a lieu sous leurs yeux. On entend les bruits de la rue, l’oeuvre ne s’était jamais ouverte à ce naturalisme.
C’est à croire que la plasticité de la DV permet davantage au cinéaste d’emboîter les mondes, comme si une même couleur déteignait partout et rendait les frontières indiscernables. Dans ce brouillage, les espaces-sas prennent de l’ampleur, espaces intermédiaires où le personnage débarrassé de son nom (ni Nikki ni Sue) s’assoit et pense ou parle. C’est le bureau de l’inspecteur où une femme raconte sa vie devant un visage impassible aux lunettes délicieusement de travers ; dans un autre bureau face à un autre inspecteur, la cocue vient montrer l’arme du crime qu’elle n’a pas encore entre les mains, mais tuer la démange tellement que l’arme est déjà plantée dans son flanc. C’est la chambre où Laura Dern se repose et réfléchit : des troupes de filles, starlettes du XXIe siècle, papotent et dansent autour d’elle. La souplesse du tournage en DV permet d’inventer ces moments de vide, où le personnage anonyme, juste une femme qui a peur, se recueille sur un sofa ou court en hurlant dans un chemin de terre.
Où va ce chemin ? Où mène cette traversée ? A l’inverse de Lost Highway où la voiture tourne sans fin dans la nuit, et de Mulholland, où le lit attend depuis le début le cadavre de la star, INLAND mène quelque part. Comme dans Une histoire vraie, où il faut traverser des milliers et des milliers de kilomètres pour rejoindre le frère, il faut que la raison vacille pour retrouver enfin le fils. Car d’une femme à l’autre, l’histoire est hantée par l’enfant : l’enfant mort qui provoque la dépression de la mère, l’enfant de l’adultère qui provoque sa disgrâce. Lorsque le garçon paraît, avec le père, lorsque la famille est reconstituée, le film peut se terminer. Les trois heures de calvaire étaient en fait un travail, un immense travail de deuil ou de pardon, pour faire réapparaître un fils, le signe de la réconciliation.
La superposition de strates provoque pour le coup un tragique particulier. Les retrouvailles ont lieu pour la Polonaise, elle qui a ouvert le bal, pleurant à chaudes larmes devant un écran TV au spectacle hollywoodien de Nikki en perdition, et qui le referme ensuite, lorsque l’Américaine entre dans sa chambre, l’embrasse et disparaît. Il y a une forme d’injustice à ce que tous les avatars sacrifiés de Laura Dern restent dans les limbes.Que deviennent-ils une fois qu’ils ne servent plus ? Que devient la comédienne une fois qu’elle quitte son rôle ? Après l’apparition de l’enfant, Lynch reste magnifiquement sur Nikki Grace hagarde, comme une âme en peine, carcasse vide qui a accompli son travail de petit soldat.
Son rôle aura donc été d’incarner le courage, et de débusquer la peur. Si elle semble perdue dans des couloirs à n’en plus finir, c’est qu’il faut creuser profond pour dénicher la bête. La bête, c’est le « Fantôme », qui se fait beaucoup plus discret que les démons ricanants traversant les mondes de Twin Peaks (Bob) et Lost Highway (le Mystery Man blafard) ; il est logique que les démons deviennent inutiles à mesure que les mondes s’avèrent de plus en plus perméables. On le découvre tressautant (« Je cherche un accès ! ») comme Méphisto parlant à Dieu au début de Faust. Le diablotin revient en homme de cirque, hypnotisant vaguement les gens et déposant le tournevis dans la main de la tueuse. Mais c’est lui et lui seul que la femme mariée va dénicher au bout du voyage, chambre 47. Sa mort effrayante et lente fait tomber un masque de carnaval purement symbolique ; comme les autres démons, il n’était qu’une incarnation de la peur. C’était déjà le sens de la série Twin Peaks (Bob se répand à mesure que la peur augmente) ou de la scène glaçante de Mulholland Drive où la peur d’un monstre tapi derrière un café tuait littéralement celui qui s’en approchait. Toute l’oeuvre du cinéaste, par ailleurs méditant impénitent, se pose cette question : comment cesser d’avoir peur ?
C’est une grande joie, que le film se termine non par la peur mais dans l’allégresse, au son d’une chanson sur le péché, « Sinnerman » de Nina Simone. Comment rester de marbre devant ce gros plan de Laura Dern fixant la caméra alors que la chanson supplie « Don’t you know that I need you ? » ? Un vertige nous prend un instant, alors que Ben Harper, le mari, dans la vie, de Laura Dern, joue du piano dans le fond de la pièce.Tentation d’adultère ou pas, sécheresse ou pas, il y a bien une histoire d’amour fou dans INLAND EMPIRE, mais elle est de l’autre côté de l’écran, entre le cinéaste et son actrice.

INLAND EMPIRE
Etats-Unis, 2006
Réalisation : David Lynch
Image : David Lynch, Erik Crary, Odd Geir Saether, Ole Johan Roska
Son et montage : David Lynch
Interprétation : Laura Dern, Justin Theroux, Jeremy Irons, Harry Dean Stanton, Karolina Gruszka, Peter J. Lucas, Julia Ormond
Production : Studio Canal, Camerimage, Asymmetrical Productions
Distribution : Mars
Durée : 2 h 52
Sortie : 7 février

Degueulasse

Jean-Michel Frodon
No 620, fevrier 2007

artout, mais en France plus qu’ailleurs, les films naissent et vivent, c’est-à-dire sont produits et montrés, grâce à l’intervention d’organes divers - commissions du CNC et des régions, filiales et comités ad hoc des chaînes de télévision, instances variées ayant pour mission d’accompagner les films à un moment de leur existence. De ce système horriblement compliqué, infiniment critiquable, nécessairement sujet à adaptations et améliorations, on pourrait dire ce qu’on dit de la démocratie : qu’il est le pire système, à l’exception de tous les autres.Ces divers organes ont droit de vie ou de mort sur les films économiquement les plus fragiles.Or il se trouve qu’on y entend désormais une nouvelle expression : certains films réclamant leur soutien seraient des « films de festival ». Infâmant label ! Cette expression, « films de festival » est fausse, elle est injuste, elle est dégueulasse. Elle tend à marginaliser, et finalement à détruire les films - et aussi les festivals. Elle est insultante pour ceux qui font ces festivals et qui y assistent,comme pour ceux qui font ces films ou qui tentent d’aider à leur circulation. Ces genslà, voyez vous, ne seraient pas « des vrais gens », des êtres humains comme les autres, mais une espèce de caste un peu malade, qui pervertirait le « vrai cinéma » (en français facile : les films du marché). C’est l’idéologie rance de la France d’en bas, naturel allié de l’ultralibéralisme, celle qui veut aujourd’hui éradiquer de la vie du cinéma par exemple Pedro Costa, toujours interdit d’accès aux grands écrans, et qui aurait, dans la même logique, assassiné naguère sans état d’âme les oeuvres de Jean Vigo ou Luis Buñuel. Bizarre contradiction : ce sont pourtant ces films-là qui légitiment l’existence des commissions sélectives et autres

mécanismes de soutien à la diversité. Si, en déclarant « films de festival » les oeuvres les plus audacieuses, ces commissions les récusent désormais, la logique et le bien public exigent de supprimer ces fameux organes, de foutre au chômage la moitié du CNC (celle qui s’occupe d’autre chose que du seul bon fonctionnement de la machine économique), et de laisser la si satisfaite d’elle-même industrie du cinéma français se débrouiller seule avec ses concurrents étrangers. C’est quoi, dégueulasse ? C’est cette exclusion des courages, aggravée par ceux qui ont pourtant pour vocation d’en être les renforts.Tiens ! Voici que sortent en même temps,ce mois-ci, deux films « difficiles », « dérangeants », qui mériteraient bien eux aussi l’appellation débile et mortifère de « films de festival ». Ce qu’on appelle, ailleurs - aux Cahiers du cinéma par exemple - des oeuvres d’art. Parce que leurs auteurs sont américains, parce que d’autres de leurs films ont rapporté de l’argent, deux des plus grands artistes du passage du XXe au XXIe siècle, Clint Eastwood et David Lynch peuvent, eux, se passer des systèmes d’aide - mais rien n’assure qu’ils puissent persévérer en un si sombre dessein esthétique si le marché n’est pas favorable. Pour les Cahiers, c’est en revanche une manière de fête qu’INLAND EMPIRE (auquel fera écho la belle exposition qui se trame à la Fondation Cartier) et Lettres d’Iwo Jima sortent presque en même temps.Afin de saluer cette abondance, pour la première fois de son histoire, la revue paraît avec deux couvertures, l’une dédiée à Lynch, l’autre à Eastwood, et deux « événements ». Chaque jour ce qu’on fait au cinéma nous afflige ; souvent, et ce mois-ci tout particulièrement, ce que fait le cinéma nous ravit.

Neige le cinéma

Neige le cinéma

Emmanuel Burdeau

No 11, 2006

Alain Resnais nous l’adresse comme un cadeau de Noël, et comme le blason d’un formalisme apaisé, souverain : de l’agence immobilière à l’hôtel Globe, de l’appartement de Dan (Wilson) et Nicole (Morante) à celui de Lionel (Arditi), une neige de février assure la transition en fondu enchaîné. Presque un intermède de musical : les séquences se dissolvent dans un ballet de blanc qui confère une légèreté à la tragi-comédie. Une loterie revient par intermittence, une turbulence secoue dans la collure le grand sac aux probabilités.
Qui sait, les six personnages ne souffrent peut-être de dépression qu’au sens d’un caprice climatique bientôt dissipé.
Se souvenant des particules qui, dans L’Amour à mort, dansaient sur un fond noir et une musique de Hans Werner Henze, le cinéaste dit dans l’entretien que celles de Cœurs sont plus réalistes, plus quotidiennes, ajoutant qu’il y eut à ce sujet bien des plaisanteries sur le plateau, avec la télé, etc. C’est qu’une autre neige tournoie non loin des fondus, celle qui précisément remplit l’écran de télévision sur lequel Thierry (Dussollier) visionne les K7 prêtées par Charlotte (Azéma) : quelques secondes de poudre grise, entre l’émission « Ces chansons qui ont changé ma vie » et les strip-teases où la collègue discrète mute vamp. Si la première neige résume l’arbitraire du montage, celle-ci semble indiquer l’inverse : l’absence totale de raccord, l’affreuse contiguïté télévisuelle. Non seulement le cul côtoie la variété, mais la variété est prétexte à propagande bigote, et un des invités du show cumule les titres d’architecte, journaliste, homme de foi, membre actif de dizaines d’associations caritatives.Tout se mêle à tout dans une amnésie bête glorifiée par Thierry qui vante, hilare et médusé, les mérites de la vidéo : c’est formidable, on peut enregistrer, effacer, réenregistrer, à l’infini et sans douleur.
Cœurs est donc un film qui parle d’aujourd’hui. Satire, par exemple, de la polyvalence contemporaine (tous experts, et si possible de beaucoup de choses en même temps). C’est moins une confusion des valeurs qu’une cohabitation des contraires dont la neige propose une matérialisation qui confirme l’état actuel de l’image : elle flotte désormais telle une gaze, un bain anesthésiant de lumière laiteuse.Apesanteur domestique : chaque lieu de Cœurs est coupé en deux par une division fantôme, une neige d’intérieur, cloison au milieu d’une fenêtre dans le premier appartement, rideau dans le bar de l’hôtel Globe, paroi de de verre seulement discernable à sa tranche dans l’agence immobilière, porte ouverte de la chambre du père dans l’appartement de Lionel. Il y a ainsi, difficile de l’ignorer, plus d’une parenté d’ici aux stores finement rayés de Là-bas, le documentaire de Chantal Akerman.
La rencontre des deux neiges, d’un arbitraire l’autre, rappelle aussi quel terrible ironiste du possible reste Alain Resnais. Une ironie noire sourdait déjà de L’Amour à mort, dont les particules signifiaient la mort qu’avait connue Simon pendant quelques instants ; puis son désir d’une nouvelle vie pareille à un coup de dés, un perpétuel pile ou face (superbe insert sur une pièce de monnaie qui tourne, et tourne encore) ; et enfin la séparation définitive des amants, due non pas à la mort de l’un ou de l’autre, mais à la Mort en personne : en dépit de sa promesse, Elisabeth ne rejoindrait pas Simon de l’autre côté, car si tout le monde meurt, cela ne se partage pas. Un motif unique condensait donc le trajet du film entier, son renversement : comment le Dedans devient l’Intervalle, puis comment l’Intervalle devient le Dehors.
Ivre des perspectives ouvertes par sa « résurrection », Simon confiait ne plus supporter désormais le mot « séparation », justement. Mais voilà l’ironie : le possible n’unit pas, il ne croît au contraire qu’en proportion d’un arrachement. Chaque bifurcation est aussi une fatalité, un adieu : la neige qui, dans Cœurs, vole entre les séquences sans jamais paraître toucher le sol tombe bel et bien sur les épaules du sextuor, dont chaque membre doit dès lors se délester comme d’un fardeau de cela même qui l’allège en le destinant au hasard, à l’amour, à la perspective d’un lendemain qui rechante.
Cette merveilleuse trouvaille d’une chute du raccord sur les corps ne dirait sans doute qu’une ironie du sort, méditation douce-amère sur la vie qui va et les occasions manquées, si elle ne servait le projet, sans équivalent en France aujourd’hui, de conjuguer le formalisme le plus libre avec le film choral, autrement dit ce que notre cinéma compte de plus routinier et de plus consensuel. La recherche de pareille improbable synthèse est la grande nouveauté du Resnais récent, depuis On connaît la chanson. Elle a une explication simple : avec son absurdité, ses quiproquos et ses chassés-croisés, le vaudeville à six ou sept est après tout un schéma grossier mais toujours viable de la déliaison qui ronge nos existences. C’est un genre « moderne », si l’on veut. Mais il faudrait alors se demander pourquoi la modernité de Resnais, qui commença avec Duras et Robbe-Grillet, n’a pas connu le sort de celle des Editions de Minuit, dont les livres, à force de substituer les petites histoires aux grands desseins, ne sont souvent aujourd’hui que de jolis puzzles assemblés d’une main adroite mais profondément indifférente.
Une des solutions qu’a trouvées Resnais pour échapper à cette sorte de chic est l’alternance de deux registres d’invention : un registre doux, la neige ou encore le halo de lumière qui nimbe chacun à quelques minutes de la fin ; et un registre dur, brusque zoom sur le dos de Dan ou sur un tableau chez Thierry, montage tout à coup rapide parmi les objets de la chambre du père de Lionel, après qu’il a été conduit à l’hôpital. Du doux au dur, le cinéaste introduit un tremblé dans l’éventail des opérations de mise en scène ;de cette façon, ses audaces se donnent tantôt comme un brassage de possibles existentiels, et tantôt comme des possibles formels ne répondant peut-être qu’à une fantaisie de vieux maître. Le curseur du choix ne cesse de monter et de descendre. Il y a de la pesanteur, mais il y a aussi de la relance dans la relance. Une ironie formaliste vient en somme tempérer l’ironie psychologique, pour user d’un adjectif que Resnais appelle avec malice « le mot interdit ».
Les choses sont formulables encore autrement. En mars 1948,André Bazin publiait dans L’Ecran français un beau texte court intitulé « Il neige sur le cinéma » (repris dans Le Cinéma français de la Libération à la Nouvelle Vague,Cahiers du cinéma). On peut parier que Resnais l’a lu, lui dont Bazin fut l’ami dès l’Occupation, au temps de la Maison des Lettres, rue des Ursulines. « Vous êtes-vous demandé pourquoi tant de neige sur le cinéma ? », demande Bazin après avoir donné des exemples, de Nanouk à La Symphonie pastorale, et énuméré quelques recettes, borate de soude, plumes d’oie, sciure de glace. Il répond ensuite à sa question : « C’est que la neige sous sa blancheur uniforme, sous sa trompeuse monotonie, recèle de lourdes équivoques, de subtiles métamorphoses. » Et plus loin : « Il semble qu’il n’y ait rien dans cette matière... qui ne recèle de quelque façon l’équivoque de son contraire. »
Equivoques et contraires neigent en effet dans Cœurs, mais ce n’est plus seulement sur le cinéma et comme un signe, poursuit Bazin, de sa complicité avec les symboles et les « dieux infernaux ». Il neige maintenant sur et sous le cinéma, dans le ciel du montage et dans l’écran de la télé, dans la collure et dans les coeurs, comme une réserve d’ambivalence permettant d’échanger à l’envi les météos, les chances esthétiques et les chances existentielles ; et comme la sauvegarde d’une possibilité précieuse entre toutes : qu’un artiste d’avant-garde puisse à l’approche des fêtes continuer d’offrir un grand film populaire aux foules sentimentales et emmitouflées.