2.15.2007

Une femme mariée

2007 février, No 620

evant ce grand empire du tourment, il y a deux manières de botter en touche. La première serait de le réduire à une expérience audiovisuelle, impressionnante, indiscutable, où, pour caricaturer, « c’est génial parce qu’on n’y comprend rien ». A ce compte-là on range vite le film dans les arts plastiques : catégorie « installation » si on s’attache au choix décidé de la DV et au mode de filmage (en partie) artisanal ; catégorie « art brut » si on se fie au récit schizophrène avançant par rallonges successives. La seconde serait à l’inverse de plonger à pieds joints dans l’affolement des signes qu’un tel film implique et de donner foi à ce jeu auquel se livre joyeusement le maître de cérémonie. C’est le désir tout aussi illusoire de tout comprendre de la conspiration. Une comédienne s’embarque dans le tournage d’un remake d’un film maudit, et se retrouve perdue dans un monde peuplé de cauchemars ; l’herméneute ne sait plus où donner de la tête entre des Polonais au visage gommé (eraserheads ?), des comédiens de sitcom à masque de lapin et une Laura Dern impériale qui compte plus de bobines que le film. Entre le visiteur et le détective, il doit bien y avoir une place pour le spectateur.
Il faut prendre David Lynch au sérieux lorsqu’il prétend raconter une histoire, même si, sphinx, il précise juste : « L’histoire d’une femme qui a des ennuis. » Une femme perdue qui voit les mondes s’effriter sous ses doigts et ne cesse de demander aux passants : « M’avez-vous déjà vue ? » afin de s’assurer de sa propre réalité. Une super-héroïne malade qui peut d’un claquement de doigts se retrouver à faire un barbecue à Lodz au milieu d’acrobates ou tomber éventrée au milieu des tapins sur Hollywood Boulevard. C’est l’histoire littérale d’un effondrement, tout autant que les deuxièmes parties de Lost Highway et de Mulholland Drive, sauf qu’ici le film tremble de bout en bout.A la deuxième vision, surprend la consistance de cet effritement. La psychose n’est pas prétexte au capharnaüm, au grand déballage, Lynch ne donne pas l’impression de tâtonner, il sait où il va.
L’effondrement n’est qu’une conséquence, il faut remonter à la source.Tous les films de Lynch racontent l’histoire intime d’une hantise : naissance d’un enfant (Eraserhead), inceste (Twin Peaks), rupture (Mulholland Drive). Ces hantises, qui ont toujours trait au couple ou à la famille, ne sont pas des prétextes à délire, mais des moteurs à fiction qui imposent la logique particulière de chaque film. L’effondrement est le terrain de jeu de la hantise devenue reine, soumettant l’ordre du monde à ses scènes de terreur et à ses démons grimaçants. A l’origine, il y a donc la peur d’un désastre. La tension extrême naît de la lutte contre le désastre (le personnage lynchien se débat) avec pour souci principal : comment vivre avec la peur ? comment supporter l’insupportable ?
Quelle hantise occupe INLAND EMPIRE ? Il faut écouter la messagère, Lynch est du genre cartes sur table : la voisine excentrique qui s’invite chez Nikki Grace pour lui annoncer qu’elle a obtenu un nouveau rôle (extraordinaire Grace Zabriskie, jadis mère éplorée de Laura Palmer) demande tout de go : « Is it about marriage ? » Un film sur le mariage, Lost Highway l’était déjà, sur l’insatisfaction (sentimentale et sexuelle), le désamour jusqu’à la haine. Inland porte, lui, sur l’adultère et en fait tourner les fruits dans un vertige : la séduction, le sexe facile, la trahison, la culpabilité, la dépréciation (jusqu’à la prostitution), la jalousie, la vengeance, l’enfant adultérin, la famille recomposée, autant d’obsessions déployées en scènes déconnectées qui, reliées entre elles par les chaînes conjugales, forment l’empire.
Les fruits de l’adultère sont principalement des affects qu’il va s’agir de distribuer. La grande nouveauté d’Inland est de les distribuer sur différentes strates qui ne se rejoignent pas et qui figurent différents possibles (fantômes, fantasmes, fantaisies) que la hantise suscite. C’était la beauté de la dernière demi-heure de Mulholland Drive, de ne répondre qu’aux mouvements de panique d’une femme délaissée imaginant les situations les plus pathétiques ; ici il faut écouter Lynch quand il affirme qu’il faut « pénétrer dans la profondeur de l’histoire ».A savoir : ne pas faire se succéder les scènes et situations provoquées par l’adultère dans une histoire particulière, mais les superposer en autant de scénarios développant des possibles de l’adultère. Le récit est construit sur des personnages étrangers rassemblés par une même terreur.
La femme mariée connaît au moins quatre variantes. 1. Nikki Grace, comédienne, est tentée de flirter avec son partenaire, Devon ; à les voir, tout le monde a cette question à la bouche, au show TV, dans les coulisses, sur le plateau : vont-ils coucher ensemble ? 2. Sue, le personnage interprété par Nikki Grace, trompe son mari avec Billy, un homme marié qui a des enfants, joué par Devon. C’est de dupliquer sa vie, de jouer ce qu’elle redoute d’éprouver qui fait basculer Nikki de l’autre côté. 3. Une femme anonyme dans un interrogatoire (toujours Laura Dern) raconte sa vie et la perte de son garçon : « Après la mort de mon enfant, j’ai traversé un moment difficile. » 4. Chapeautant le tout, une Polonaise brune (Karolina Gruszka) assiste aux calvaires de Laura Dern devant sa TV ; sa vie de couple semble compromise, elle a appris à son mari qu’elle était enceinte sans savoir que celui-ci était stérile. Le cocu est joué de part et d’autre par le même acteur (Peter J. Lucas) qui incarne l’attachement conjugal jusqu’à l’emprisonnement : intimidant, puissant,presque géant à Hollywood,minable en Pologne. Mais c’est l’autre cocu, la femme du scénario n°2, Doris, l’épouse de Billy, qui franchit d’un bond les mondes, prend le tournevis et se fait justice.
Ces strates restent côte à côte, il est impossible de les réduire à une même trame, chacune a un rôle à jouer dans le défilé adultérin. Liberté de Lynch : le récit ne trie pas les idées que la hantise engendre, chacune est accueillie à bras ouverts et provoque une petite fiction au sein de l’histoire. Il y a souvent un malentendu : ce cinéma ne défie pas la compréhension, mais l’exhaustivité de la compréhension. On ne comprend pas tout, d’une part parce que l’histoire est émaillée d’indices et de gags auxquels le cinéaste trouvera toujours une petite place pour nous divertir (aux deux sens) de l’histoire ; et d’autre part parce que chaque affect avance fièrement avec un halo de possibles autour de lui, de la même manière que Nikki avance avec une ronde de personnages autour d’elle. C’est la théorie des mondes parallèles : dans un monde le mari met en garde contre l’adultère, dans un autre il en est témoin, dans un troisième il apprend qu’il est cocu, dans un quatrième il tue, dans un cinquième il accepte l’enfant du péché, etc. C’est ce que raconte INLAND EMPIRE, les possibles de l’affect. C’est ce qui provoque cette grande compassion : il faut prendre ensemble ces femmes et leurs malheurs, pleurer le cortège d’étrangères qui sans se connaître traversent le même drame.
Compassion, et pourtant sécheresse : dans cet empire mat et coupant on tue à coup de tournevis. Mulholland Drive était si glamour, le lyrisme saphique révélant la hantise romantique de perdre l’objet de son amour. Ici le comédien avec qui flirte Nikki Grace est un cabotin aussi pathétique que le cinéaste de Mulholland (joué par le même acteur drôlissime, Justin Theroux). Ce n’est plus le coup de foudre qui précipite le désastre, juste un flirt misérable, prévisible, programmé, et une scène de sexe sous les draps, avec le mari qui rôde dans la chambre. Un bon coup, c’est tout. Sordide INLAND, aussi sec que Mulholland était sexe et mouillé.
Sécheresse aussi de cette image DV basse-définition, ne craignant ni le flou ni l’acide, qui achève de décomposer le monde du dedans. La lumière franche, blême, blanche, blesse le visage ecchymosé de Nikki. Froideur, grisaille polonaise, chambres nues où l’on déshabille les prostituées, rues neigeuses où racolent des femmes du début du siècle. Le réalisme accru débouche sur une sortie en plein air, sur Hollywood Boulevard, dans une scène stupéfiante d’agonie. Les strates trouvent un lieu de rencontre, ici et maintenant, sur un bout de trottoir, entre une SDF noire et une Asiatique bavarde, indifférentes à la tragédie qui a lieu sous leurs yeux. On entend les bruits de la rue, l’oeuvre ne s’était jamais ouverte à ce naturalisme.
C’est à croire que la plasticité de la DV permet davantage au cinéaste d’emboîter les mondes, comme si une même couleur déteignait partout et rendait les frontières indiscernables. Dans ce brouillage, les espaces-sas prennent de l’ampleur, espaces intermédiaires où le personnage débarrassé de son nom (ni Nikki ni Sue) s’assoit et pense ou parle. C’est le bureau de l’inspecteur où une femme raconte sa vie devant un visage impassible aux lunettes délicieusement de travers ; dans un autre bureau face à un autre inspecteur, la cocue vient montrer l’arme du crime qu’elle n’a pas encore entre les mains, mais tuer la démange tellement que l’arme est déjà plantée dans son flanc. C’est la chambre où Laura Dern se repose et réfléchit : des troupes de filles, starlettes du XXIe siècle, papotent et dansent autour d’elle. La souplesse du tournage en DV permet d’inventer ces moments de vide, où le personnage anonyme, juste une femme qui a peur, se recueille sur un sofa ou court en hurlant dans un chemin de terre.
Où va ce chemin ? Où mène cette traversée ? A l’inverse de Lost Highway où la voiture tourne sans fin dans la nuit, et de Mulholland, où le lit attend depuis le début le cadavre de la star, INLAND mène quelque part. Comme dans Une histoire vraie, où il faut traverser des milliers et des milliers de kilomètres pour rejoindre le frère, il faut que la raison vacille pour retrouver enfin le fils. Car d’une femme à l’autre, l’histoire est hantée par l’enfant : l’enfant mort qui provoque la dépression de la mère, l’enfant de l’adultère qui provoque sa disgrâce. Lorsque le garçon paraît, avec le père, lorsque la famille est reconstituée, le film peut se terminer. Les trois heures de calvaire étaient en fait un travail, un immense travail de deuil ou de pardon, pour faire réapparaître un fils, le signe de la réconciliation.
La superposition de strates provoque pour le coup un tragique particulier. Les retrouvailles ont lieu pour la Polonaise, elle qui a ouvert le bal, pleurant à chaudes larmes devant un écran TV au spectacle hollywoodien de Nikki en perdition, et qui le referme ensuite, lorsque l’Américaine entre dans sa chambre, l’embrasse et disparaît. Il y a une forme d’injustice à ce que tous les avatars sacrifiés de Laura Dern restent dans les limbes.Que deviennent-ils une fois qu’ils ne servent plus ? Que devient la comédienne une fois qu’elle quitte son rôle ? Après l’apparition de l’enfant, Lynch reste magnifiquement sur Nikki Grace hagarde, comme une âme en peine, carcasse vide qui a accompli son travail de petit soldat.
Son rôle aura donc été d’incarner le courage, et de débusquer la peur. Si elle semble perdue dans des couloirs à n’en plus finir, c’est qu’il faut creuser profond pour dénicher la bête. La bête, c’est le « Fantôme », qui se fait beaucoup plus discret que les démons ricanants traversant les mondes de Twin Peaks (Bob) et Lost Highway (le Mystery Man blafard) ; il est logique que les démons deviennent inutiles à mesure que les mondes s’avèrent de plus en plus perméables. On le découvre tressautant (« Je cherche un accès ! ») comme Méphisto parlant à Dieu au début de Faust. Le diablotin revient en homme de cirque, hypnotisant vaguement les gens et déposant le tournevis dans la main de la tueuse. Mais c’est lui et lui seul que la femme mariée va dénicher au bout du voyage, chambre 47. Sa mort effrayante et lente fait tomber un masque de carnaval purement symbolique ; comme les autres démons, il n’était qu’une incarnation de la peur. C’était déjà le sens de la série Twin Peaks (Bob se répand à mesure que la peur augmente) ou de la scène glaçante de Mulholland Drive où la peur d’un monstre tapi derrière un café tuait littéralement celui qui s’en approchait. Toute l’oeuvre du cinéaste, par ailleurs méditant impénitent, se pose cette question : comment cesser d’avoir peur ?
C’est une grande joie, que le film se termine non par la peur mais dans l’allégresse, au son d’une chanson sur le péché, « Sinnerman » de Nina Simone. Comment rester de marbre devant ce gros plan de Laura Dern fixant la caméra alors que la chanson supplie « Don’t you know that I need you ? » ? Un vertige nous prend un instant, alors que Ben Harper, le mari, dans la vie, de Laura Dern, joue du piano dans le fond de la pièce.Tentation d’adultère ou pas, sécheresse ou pas, il y a bien une histoire d’amour fou dans INLAND EMPIRE, mais elle est de l’autre côté de l’écran, entre le cinéaste et son actrice.

INLAND EMPIRE
Etats-Unis, 2006
Réalisation : David Lynch
Image : David Lynch, Erik Crary, Odd Geir Saether, Ole Johan Roska
Son et montage : David Lynch
Interprétation : Laura Dern, Justin Theroux, Jeremy Irons, Harry Dean Stanton, Karolina Gruszka, Peter J. Lucas, Julia Ormond
Production : Studio Canal, Camerimage, Asymmetrical Productions
Distribution : Mars
Durée : 2 h 52
Sortie : 7 février

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