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2.15.2007

Alain Resnais et le mystère des coeurs

Propos recueillis par Marie-Noëlle Tranchant.
Publié le 22 novembre 2006


Des peurs, des rires, des émotions avec «Coeurs», le nouveau film du cinéaste, qui oscille entre gravité et burlesque

Dans Coeurs, Alain Resnais emmène sa troupe (Sabine Azéma, Laura Morante, Isabelle Carré, André Dussollier, Pierre Arditi, Lambert Wilson, Claude Rich) dans les dédales de la solitude. Une comédie grave d'après une pièce du dramaturge anglais Alan Ayckbourn, qui lui a valu le lion d'argent à Venise, quarante-cinq ans après le lion d'or de L'Année dernière à Marienbad.

LE FIGARO. – Vous retrouvez Alan Ayckbourn que vous aviez déjà adapté avec Smoking et No smoking. Quelles affinités avez-vous avec lui ?
Alain RESNAIS. – J'ai avec lui des affinités de spectateur, depuis que j'ai découvert sa première pièce. J'ai beaucoup ri. C'était une tragédie, mais on se tordait de rire. Mais j'étais aussi très intéressé par la construction. Pour moi qui suis un formaliste effréné, j'aime qu'en plus de l'intrigue il y ait une construction dramatique extraordinaire. Et toutes les pièces d'Ayckbourn offrent une surprise. Il fait une grande part à l'imagination des spectateurs. Il aime le théâtre en rond (l'anglais dit «en carré», ce qui est plus juste), qui permet de jouer avec le public, comme il aime le voyage dans le temps (on sait ce qui se passe un an avant ou un an après l'événement relaté). Il peut vous balader d'un théâtre à l'autre, en deux soirées : la première partie de l'action se passe dans le jardin, la deuxième dans la maison. Il a un sens du burlesque prononcé, qui n'empêche pas la mélancolie. Ses personnages me touchent parce qu'ils sont fragiles, vulnérables. Mais là, on entre dans le mystère du spectateur : pourquoi au bout de dix minutes est-on accroché ou ennuyé ?

Cette fois-ci, vous prenez davantage de liberté avec la pièce originale en la transposant en France. Pourquoi ce choix ?

J'ai demandé à Ayckbourn s'il accepterait qu'on fasse le contraire de Smoking et No smoking, où je m'étais amusé à tout laisser authentiquement anglais. Il y a une particularité, dans cette pièce-ci, c'est que l'auteur ne nous donne aucun détail sur les personnages. Seulement sept prénoms. Ce qui facilitait la transposition à Paris. J'ai vu l'histoire se passer en quatre jours d'hiver dans le quartier de Bercy. Je me promène souvent dans le XIIIe arrondissement, son côté à moitié ancien et à moitié pas encore habité me plaît. Il a quelque chose d'un peu fantomatique.

Avez-vous cherché une tonalité différente ?

J'ai cherché à être fidèle à Ayckbourn et j'ai fait appel à Jean-Michel Ribes pour qu'il soit fidèle à lui-même. Je voulais garder ce climat qui tient à moitié du drame pirandellien et à moitié du burlesque de Charlie Chase. Le goût du «slapstick» (tarte à la crème) est incontestablement un point de contact entre Ayckbourn et moi. Mais s'il ne néglige pas les effets tarte à la crème ou piscine (dans laquelle on va forcément tomber), il a l'art de les amener. On prévoit ce qui va arriver, mais on ne sait jamais comment cela va arriver. Et puis, dans cette pièce en 54 tableaux, quelque chose me paraissait vraiment inhabituel dans le jeu d'influences des personnages les uns sur les autres, alors même que certains ne se rencontrent pas. J'ai comparé cela à une toile d'araignée où sont pris des insectes isolés, qui bougent ensemble au moindre mouvement de la toile.

Et ces flocons de neige qui reviennent comme un leitmotiv visuel ?

La neige est une matière qu'on croit pouvoir attraper, mais non, c'est impossible. Comme le mercure qui me fascinait, dans la pharmacie de mon père. Quelque chose d'impalpable, d'insaisissable. J'ai vu cette neige, et dès que je vois une image, je la mets dans le film, sans souci d'explication rationnelle. L'imaginaire me paraît faire tellement partie de la vie. C'est peut-être un reste d'influence d'André Breton. Quand je suis tombé sur les écrits surréalistes, adolescent, ça a été pour moi comme une bouffée d'oxygène dans un monde très terre à terre. Je ne suis pas un surréaliste de stricte obédience, mais je suis attentif aux images ou aux phrases qui s'imposent. Et si cela se présente comme une scène qu'on peut tourner, on la tourne. Il n'y a pas d'autre raison. C'est vrai aussi pour les acteurs.

Comment cela ?

J'aime attraper les surprises qu'apporte leur jeu. Les acteurs sont des somnambules qu'il ne faut surtout pas réveiller. C'est pourquoi je ne pratique pas la direction d'acteurs. Mon seul critère avec eux est : je vous crois, ou je ne vous crois pas. Quand j'entends Claude Rich, j'entends une douleur vraie, et pourtant on est dans le burlesque.

Est-ce le sens du titre, Coeurs ? Entendre ces battements secrets sous l'épaisseur des jours ?

Mais le coeur, c'est la tête aussi. Dans l'embryon, tout est mélangé, les intestins et le cerveau... Cela se sépare après coup. J'ai raconté au Festival de Venise que nous avions une réserve de cent quarante titres français pour remplacer Private Fears in Public Places, le titre original d'Ayckbourn. Un moment, nous nous sommes arrêtés à la proposition de Jean-Michel Ribes, Petites peurs partagées, que j'aime bien, mais il me semblait qu'il y avait un jugement dans l'adjectif «petites», et je ne voulais pas de jugement. Il y a de la peur, de la solitude, de l'angoisse, dans ces histoires, mais c'est comique, aussi. À chacun de savoir ce qu'il pense, car le film n'essaie pas d'influencer le spectateur.

Coeurs d'Alain Resnais, avec Pierre Arditi, Sabine Azéma, André Dussollier, Lambert Wilson, Laura Morante, Isabelle Carré. Durée : 2 h 05.

Pour Alain Resnais, le monde ne va pas bien

Pour Alain Resnais, le monde ne va pas bien

Jean Roy

22, novembre,2006

Cinéma . Coeurs, adapté d’une pièce d’Alan Ayckbourn, réunit plusieurs des comédiens favoris du réalisateur dans une mise en scène à la virtuosité discrète mais souveraine.

Coeurs, d’Alain Resnais.

France. 2 h 5.

Il est une scène, la première une fois planté le décor en un unique plan magistral, qui se fait vite oublier alors qu’elle résume l’oeuvre, mais on ne le sait pas encore. Thierry (André Dussolier), agent immobilier, y fait visiter un appartement à Nicole (Laura Morante), qui songe à s’installer avec Dan (Lambert Wilson). L’endroit, une construction récente du nouveau quartier parisien de la Grande Bibliothèque, ne manque pas de charme mais voilà : le précédent occupant a fait couper une pièce et une cloison divise l’espace, fenêtre comprise. Supposons que l’un ait froid et l’autre chaud, la fenêtre, ouverte ou fermée, condamnera l’un des deux à geler ou à transpirer. Et voici comment le film s’ouvre sous le double signe de l’union et de la désunion. De cela, il va être question jusqu’au bout, ce que renforce simultanément le son. Alors que Thierry (texte de Jean-Michel Ribes) demande à Nicole, s’enquérant du métier du mystérieux Dan pour mieux deviner ce qui pourrait lui convenir : « Il est dans quoi ? », la réponse qui fuse donne : « L’expectative. »

Ainsi va la scène un, Thierry et Dan, qui sera suivie de la deux, Lionel (Pierre Arditi) et Dan, puis de la trois, Thierry et Charlotte (Sabine Azéma)...

une Forte sensation de couples

Jamais les personnages ne sont seuls, ce qui est la loi courante au théâtre, mais presque systématiquement par deux, les rares cas où ils sont davantage ne leur fournissant soit pas de dialogue commun, soit pas d’espace commun. D’où cette forte sensation de couples, sans qu’existe au départ un sentiment de connivence, les occasions de s’opposer étant par la suite plus fréquentes que celles de se rapprocher. Il y a donc Thierry, qui vit avec sa soeur Gaëlle (Isabelle Carré), sans que soit justifiés leur grande différence d’âge comme leur comportement, qui évoque surtout des amants où chacun prendrait en ombrage la liberté de l’autre. Mais Thierry conduit tout autant à Charlotte sa collègue, grenouille de bénitier, sans que la relation soit très nette pour autant. Gaëlle conduit aux hommes qu’elle rencontre à foison dans l’espoir de dénicher le bon, et jette ainsi son dévolu sur Dan, qui ne répond plus à l’amour que Nicole lui porte. Pas clair le Dan non plus, qui a quitté l’armée pour des raisons sans doute peu avouables. Au moins Dan a un complice, Lionel, barman stylé du lieu branché où il étanche ses soifs persistantes, mais faut-il croire à l’amitié d’un barman ? Lionel lui à un père, Arthur, grabataire irascible et invisible (voix de Claude Rich) qui demande assistance les longues heures nocturnes où son fils sert des drinks. Quelle est l’âme généreuse qui acceptera de prendre soin d’un tel atrabilaire ? La bonne Charlotte, bien sûr, et la boucle est bouclée. Trois comédiens, trois comédiennes et le père en cerise sur la troupe, six décors principaux, tous intérieurs, et le tour est joué. Ce alors que le réalisme des lieux ne tente pas de dissimuler que nous sommes en studio, impression renforcée par les découvertes abondantes sur un Paris de toile peinte et de neige persistante, jusque sur les vêtements dans les appartements. La neige au demeurant sert de liant entre les scènes, un peu comme déjà les particules dans l’Amour à mort.

Ce film est une sorte d’accident. Resnais devait en tourner un autre, plus cher. Mais une partie du budget et les comédiens étaient là, alors, autant en profiter, d’où la nécessité de sauter sur un texte déjà écrit.

Un patchwork

d’une unité totale

Pourtant, c’est du Resnais pur jus, dans la continuité de ses adaptations théâtrales récentes, Mélo, d’après Bernstein et Pas sur la bouche, d’après l’opérette d’Yvain et Barde. Curieusement, celles auxquelles on pense le moins sont les deux films déjà tirés d’Alan Ayckbourn, Smoking et No Smoking. Nous étions aussi en studio, mais entièrement en extérieurs, et Resnais y respectait la langue anglaise liée aux lieux de l’action. Ici, pas plus parisien, dans l’esprit comme dans le ton, si français qu’on en oublie sur-le-champ que la pièce est anglaise. L’unique élément à renvoyer outre-Manche est le mélange des genres, là où notre théâtre est historiquement si codifié. Saupoudrant le réalisme de fantastique, piquant de traits d’esprit un récit fondamentalement tragique d’empilements de solitudes qui ne parviennent que précairement à se rejoindre, Coeurs est un patchwork mais, on n’en sort pas, d’une unité totale. Heureux comme des fous d’être face à un tel texte aux mains d’un tel cinéaste, les comédiens se donnent à fond, allant jusqu’à surjouer, sachant qu’ils seront aussitôt pardonnés. Quant à la mise en scène, c’est un bonheur constant. La caméra est toujours où il le faut, soulignant l’effet ici, devenant là autonome, fondamentalement discrète mais imposant soudain sa présence. Elle est au réalisateur ce que la voix est à l’acteur ou l’archet au violoniste. Il est des cinéastes qui ont la main moins sûre avec l’âge. À quatre-vingt-quatre ans, Renais demeure dans le club fermé des géants de son art.


Neige le cinéma

Neige le cinéma

Emmanuel Burdeau

No 11, 2006

Alain Resnais nous l’adresse comme un cadeau de Noël, et comme le blason d’un formalisme apaisé, souverain : de l’agence immobilière à l’hôtel Globe, de l’appartement de Dan (Wilson) et Nicole (Morante) à celui de Lionel (Arditi), une neige de février assure la transition en fondu enchaîné. Presque un intermède de musical : les séquences se dissolvent dans un ballet de blanc qui confère une légèreté à la tragi-comédie. Une loterie revient par intermittence, une turbulence secoue dans la collure le grand sac aux probabilités.
Qui sait, les six personnages ne souffrent peut-être de dépression qu’au sens d’un caprice climatique bientôt dissipé.
Se souvenant des particules qui, dans L’Amour à mort, dansaient sur un fond noir et une musique de Hans Werner Henze, le cinéaste dit dans l’entretien que celles de Cœurs sont plus réalistes, plus quotidiennes, ajoutant qu’il y eut à ce sujet bien des plaisanteries sur le plateau, avec la télé, etc. C’est qu’une autre neige tournoie non loin des fondus, celle qui précisément remplit l’écran de télévision sur lequel Thierry (Dussollier) visionne les K7 prêtées par Charlotte (Azéma) : quelques secondes de poudre grise, entre l’émission « Ces chansons qui ont changé ma vie » et les strip-teases où la collègue discrète mute vamp. Si la première neige résume l’arbitraire du montage, celle-ci semble indiquer l’inverse : l’absence totale de raccord, l’affreuse contiguïté télévisuelle. Non seulement le cul côtoie la variété, mais la variété est prétexte à propagande bigote, et un des invités du show cumule les titres d’architecte, journaliste, homme de foi, membre actif de dizaines d’associations caritatives.Tout se mêle à tout dans une amnésie bête glorifiée par Thierry qui vante, hilare et médusé, les mérites de la vidéo : c’est formidable, on peut enregistrer, effacer, réenregistrer, à l’infini et sans douleur.
Cœurs est donc un film qui parle d’aujourd’hui. Satire, par exemple, de la polyvalence contemporaine (tous experts, et si possible de beaucoup de choses en même temps). C’est moins une confusion des valeurs qu’une cohabitation des contraires dont la neige propose une matérialisation qui confirme l’état actuel de l’image : elle flotte désormais telle une gaze, un bain anesthésiant de lumière laiteuse.Apesanteur domestique : chaque lieu de Cœurs est coupé en deux par une division fantôme, une neige d’intérieur, cloison au milieu d’une fenêtre dans le premier appartement, rideau dans le bar de l’hôtel Globe, paroi de de verre seulement discernable à sa tranche dans l’agence immobilière, porte ouverte de la chambre du père dans l’appartement de Lionel. Il y a ainsi, difficile de l’ignorer, plus d’une parenté d’ici aux stores finement rayés de Là-bas, le documentaire de Chantal Akerman.
La rencontre des deux neiges, d’un arbitraire l’autre, rappelle aussi quel terrible ironiste du possible reste Alain Resnais. Une ironie noire sourdait déjà de L’Amour à mort, dont les particules signifiaient la mort qu’avait connue Simon pendant quelques instants ; puis son désir d’une nouvelle vie pareille à un coup de dés, un perpétuel pile ou face (superbe insert sur une pièce de monnaie qui tourne, et tourne encore) ; et enfin la séparation définitive des amants, due non pas à la mort de l’un ou de l’autre, mais à la Mort en personne : en dépit de sa promesse, Elisabeth ne rejoindrait pas Simon de l’autre côté, car si tout le monde meurt, cela ne se partage pas. Un motif unique condensait donc le trajet du film entier, son renversement : comment le Dedans devient l’Intervalle, puis comment l’Intervalle devient le Dehors.
Ivre des perspectives ouvertes par sa « résurrection », Simon confiait ne plus supporter désormais le mot « séparation », justement. Mais voilà l’ironie : le possible n’unit pas, il ne croît au contraire qu’en proportion d’un arrachement. Chaque bifurcation est aussi une fatalité, un adieu : la neige qui, dans Cœurs, vole entre les séquences sans jamais paraître toucher le sol tombe bel et bien sur les épaules du sextuor, dont chaque membre doit dès lors se délester comme d’un fardeau de cela même qui l’allège en le destinant au hasard, à l’amour, à la perspective d’un lendemain qui rechante.
Cette merveilleuse trouvaille d’une chute du raccord sur les corps ne dirait sans doute qu’une ironie du sort, méditation douce-amère sur la vie qui va et les occasions manquées, si elle ne servait le projet, sans équivalent en France aujourd’hui, de conjuguer le formalisme le plus libre avec le film choral, autrement dit ce que notre cinéma compte de plus routinier et de plus consensuel. La recherche de pareille improbable synthèse est la grande nouveauté du Resnais récent, depuis On connaît la chanson. Elle a une explication simple : avec son absurdité, ses quiproquos et ses chassés-croisés, le vaudeville à six ou sept est après tout un schéma grossier mais toujours viable de la déliaison qui ronge nos existences. C’est un genre « moderne », si l’on veut. Mais il faudrait alors se demander pourquoi la modernité de Resnais, qui commença avec Duras et Robbe-Grillet, n’a pas connu le sort de celle des Editions de Minuit, dont les livres, à force de substituer les petites histoires aux grands desseins, ne sont souvent aujourd’hui que de jolis puzzles assemblés d’une main adroite mais profondément indifférente.
Une des solutions qu’a trouvées Resnais pour échapper à cette sorte de chic est l’alternance de deux registres d’invention : un registre doux, la neige ou encore le halo de lumière qui nimbe chacun à quelques minutes de la fin ; et un registre dur, brusque zoom sur le dos de Dan ou sur un tableau chez Thierry, montage tout à coup rapide parmi les objets de la chambre du père de Lionel, après qu’il a été conduit à l’hôpital. Du doux au dur, le cinéaste introduit un tremblé dans l’éventail des opérations de mise en scène ;de cette façon, ses audaces se donnent tantôt comme un brassage de possibles existentiels, et tantôt comme des possibles formels ne répondant peut-être qu’à une fantaisie de vieux maître. Le curseur du choix ne cesse de monter et de descendre. Il y a de la pesanteur, mais il y a aussi de la relance dans la relance. Une ironie formaliste vient en somme tempérer l’ironie psychologique, pour user d’un adjectif que Resnais appelle avec malice « le mot interdit ».
Les choses sont formulables encore autrement. En mars 1948,André Bazin publiait dans L’Ecran français un beau texte court intitulé « Il neige sur le cinéma » (repris dans Le Cinéma français de la Libération à la Nouvelle Vague,Cahiers du cinéma). On peut parier que Resnais l’a lu, lui dont Bazin fut l’ami dès l’Occupation, au temps de la Maison des Lettres, rue des Ursulines. « Vous êtes-vous demandé pourquoi tant de neige sur le cinéma ? », demande Bazin après avoir donné des exemples, de Nanouk à La Symphonie pastorale, et énuméré quelques recettes, borate de soude, plumes d’oie, sciure de glace. Il répond ensuite à sa question : « C’est que la neige sous sa blancheur uniforme, sous sa trompeuse monotonie, recèle de lourdes équivoques, de subtiles métamorphoses. » Et plus loin : « Il semble qu’il n’y ait rien dans cette matière... qui ne recèle de quelque façon l’équivoque de son contraire. »
Equivoques et contraires neigent en effet dans Cœurs, mais ce n’est plus seulement sur le cinéma et comme un signe, poursuit Bazin, de sa complicité avec les symboles et les « dieux infernaux ». Il neige maintenant sur et sous le cinéma, dans le ciel du montage et dans l’écran de la télé, dans la collure et dans les coeurs, comme une réserve d’ambivalence permettant d’échanger à l’envi les météos, les chances esthétiques et les chances existentielles ; et comme la sauvegarde d’une possibilité précieuse entre toutes : qu’un artiste d’avant-garde puisse à l’approche des fêtes continuer d’offrir un grand film populaire aux foules sentimentales et emmitouflées.

12.01.2006

Haut les «Coeurs»

Par Gérard LEFORT
QUOTIDIEN : mercredi 22 novembre 2006
Coeurs d'Alain Resnais, avec Pierre Arditi, Sabine Azéma, André Dussollier, Lambert Wilson. 2 h 05.

Ça n'est pas banal, un film où il neige sans répit, toujours et partout, et parfois même dans la cuisine d'un appartement parisien. Cette intempérie est au coeur de Coeurs, le nouveau film d'Alain Resnais. Au point que l'on pourrait dire que ce film en couleurs est aussi en neige. C'est joli la neige quand on la regarde tomber, mais c'est froid lorsqu'on la touche, et surtout elle finit presque toujours par fondre et disparaître. Coeurs serait-il un film de fondu ou de givré ? Il faut l'être en effet pour prendre tout son temps (2 h 05) à raconter un chassé à peine croisé entre des personnages fantomatiques où il n'y a que l'âme qui vive, et encore. Un film où le plus vivant des protagonistes est un homme invisible, un certain Arthur, vieillard colérique et lubrique dont ne verra rien de plus sur son lit de grabataire que les pieds. Oui, il faut être givré, il faut avoir les cheveux blancs comme neige, il faut être Alain Resnais.

L'ouverture au sens symphonique est celle d'un grand chef. La caméra est un oiseau de nuit qui fond d'un ciel d'encre, plane entre les tours éteintes de la Bibliothèque nationale de France et pique vers les fenêtres d'un appartement de ce «nouveau» XIIIe arrondissement de Paris où les architectures de verre et de métal sont des illusions de transparence. Mais qui est donc aux commandes de ce vol plané ? Un Nosferatu d'autrefois ? Un kamikaze d'aujourd'hui ? Plus de peur que de mal, c'est le missile du cinéma qui a atteint sa cible, la fusée de la fiction qui vient de crever l'écran. Sans qu'aucune explosion ni carnage ne s'ensuivent, pas un bruit, pas un cri. Le feu est tout entier d'artifices dans ces Coeurs silencieux.
Qu'y a-t-il à l'intérieur du film ? Trois femmes et trois hommes. Chacun cherche sa chacune. Cette Charlotte-ci est une vieille fille bigote. Ce Thierry-là, aussi fané qu'elle, est son collègue de bureau dans une agence immobilière. Cette Gaëlle-ci est la soeur jeune et jolie de Thierry. Ce Dan-là est un officier militaire au chômage. Cette Nicole-ci est sa fiancée qui en a marre. Ce Lionel-là est barman de nuit dans un palace moderne. Et Arthur ? Arthur, il fait le mort ou presque. De-ci, de-là, des frères, des soeurs, des vieux, des jeunes, des hommes et des femmes, qui se composent et se décomposent, ou s'exténuent dans les redondances de la conjugalité.
Fraternité. A l'aune de ce courrier du coeur, chaque personnage, comme une petite annonce lancée sur l'Internet sentimental, n'existe, n'a du caractère (métier, désirs...) qu'en abrégé. Le film se comporte lui-même comme un club de rencontres et n'est pas hostile à l'échangisme. Avec la mythomanie consubstantielle au genre et les déceptions afférentes : de quiproquos en gros chagrins, tous les désespoirs sont permis. Puisqu'on sait que Resnais connaît la chanson, il n'est pas interdit, sur un air connu, de fredonner : «Mais au bout du compte, on se rend compte qu'on est toujours tout seul au monde.» Refrain implicite du film, mais sûrement pas sa morale.
Il y a en effet dans cet oeuvre apparemment funèbre, une étrange gaieté, un curieux optimisme, et pour tout dire un appel à la fraternité. Sans doute parce que l'aspect documentaire comique n'est pas négligeable (cf. l'invention hilarante parce que plausible d'une émission de variétés catholiques). La part de reportage dans l'absurde n'est pas rien non plus et évoquera forcément quelque chose à qui s'est récemment approché d'une agence immobilière. Quant à la recommandation finale d'éteindre la télévision pour que la vie continue, elle est forcément encourageante.
Au conditionnel. Mais la vérité qui nous tient à Coeurs, c'est que Resnais aime ces petits personnages, drôles mais jamais grotesques, émouvants sans être embarrassants. Et qu'il les aime comme un cinéaste, c'est-à-dire avec grande affection pour ses acteurs. Les anciens, ses grands enfants (Azéma, Dussollier, Arditi), ses aînés depuis le temps, fidèles et parfaits. Mais aussi le cousin Lambert (Wilson) de plus en plus fils de famille au fil des films. Et les petites nouvelles, Laura Morante et Isabelle Carré, plus que bienvenues au Cercle. S'ils sont tous formidables avec une aussi belle équanimité, c'est qu'ils jouent au conditionnel. Pas seulement parce qu'ils en savent probablement plus que nous sur leurs personnages, mais parce qu'ils s'amusent à jouer comme si... Ce marivaudage n'est pas le pire divertissement du monde. Comme la vie, comme Alain Resnais lui-même, ce film vient de la nuit et s'enfonce dans le brouillard. Entre temps, en 54 tableaux d'une exposition temporaire, il est chaudement recommandé d'en profiter.

Coeurs:Solitudes croisées

Solitudes croisées
Par MARIE-NOËLLE TRANCHANT (mercredi 22 novembre 2006)

Il neige sur le XIIIe arrondissement de Paris. Thierry (André Dussollier), agent immobilier, fait visiter un appartement à Nicole (Laura Morante). Pendant ce temps, au bar d’un grand hôtel hyper contemporain, le fiancé de Nicole, Dan (Lambert Wilson), ancien militaire au chômage, se noie dans les whiskies imperturbablement servis par Lionel (Pierre Arditi). De retour à son bureau, Thierry retrouve son assistante, Charlotte (Sabine Azéma), qui lui offre des vidéos pieuses. Sa journée terminée, Charlotte s’occupe de personnes âgées : c’est ainsi qu’elle entre en contact avec Lionel, qui doit faire garder son vieux père irascible et égrillard (Claude Rich). Thierry, lui, va retrouver sa soeur Gaëlle (Isabelle Carré), qui cherche l’homme de sa vie et croit l’avoir trouvé quand elle rencontre Dan.

INTERVIEW D'ISABELLE CARRÉ

« Pas une minute à perdre ! »

Du haut de ses 35 ans, elle aligne une filmographie impressionnante : quarante films et dramatiques TV, vingt pièces, deux molières, un césar, des nominations à foison. Et maintenant, une belle consécration avec ce joli rôle dans Coeurs, le nouveau film d’Alain Resnais, tandis que le soir, elle joue Blanc, mis en scène par Zabou Breitman.

Vos réactions quand vous avez su que Resnais voulait vous rencontrer ?

C’était totalement inattendu et il m’a proposé le rôle tout de suite. Il avait vu Entre ses mains d’Anne Fontaine et souhaité que j’interprète Gaelle qui cherche le grand amour via Internet.

Travailler avec Resnais, c’est aussi rentrer dans une famille...

J’y ai été très bien accueillie. Et il y a un luxe : le temps. C’est la première fois que, pour un film, j’ai pu répéter trois semaines, deux mois avant le tournage.

Que préférez-vous jouer, les tragédiennes ou les femmes drôles ?

J’aime tous les rôles. Avant tout, je crois qu’un bon rôle, c’est une bonne histoire, une belle écriture. Pirandello dit qu’on n’est pas un, mais mille personnages. J’ai beaucoup aimé jouer dans le film de Christian Vincent, Quatre étoiles. J’y étais très active, très sexy. Avec Holy Lola de Bertrand Tavernier, sur l’adoption des enfants au Cambodge, je n’ai pas la sensation d’avoir tourné un film, mais partagé une belle expérience humaine.

Quel rôle aimeriez-vous jouer que vous n’ayez pas encore fait ?

Michel Spinoza vient de me le donner avec Anna M. J’y incarne une psychotique, érotomane, persuadée d’être aimée d’un médecin. L’atterrissage sera terrible. Dans ce film, je suis brune, avec un teint limite blafard, parfois belle, parfois l’air vraiment malade.

Comment conciliez-vous toutes ces activités, outre vos engagements humanitaires ?

Attendez ! J’ai l’air d’être réservée, timide, mais je déborde d’énergie. J’adore la danse africaine. Je fais un spectacle actuellement, certains dimanches et lundis, avec des textes, de la musique. Je n’ai pas une minute à perdre ! Propos recueillis par Françoise Maupin

CRITIQUE. Sept histoires de solitude qui s’entrecroisent et interfèrent les unes sur les autres. Un manège de personnages pris dans la banalité des jours, à laquelle chacun apporte son pittoresque intime, sa bizarrerie secrète. Alain Resnais les fait évoluer ensemble avec une précision d’horloger, superposant au mécanisme répétitif des activités quotidiennes les trajets aléatoires qui vont entraîner Charlotte chez Lionel ou Gaëlle vers Dan. C’est une suite imprévue de coq-à-l’âne humains, et les acteurs, tous éblouissants, irisent tour à tour les multiples facettes de cette comédie inquiète, drôle, cruelle, fantasque, touchante.

« Coeurs » Réalisateur Alain Resnais Scénario Alain Resnais, Jean-Michel Ribes Avec Sabine Azéma, Laura Morante, Isabelle Carré, André Dussollier, Pierre Arditi, Claude Rich. Durée 2 h 05 mn

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