Des peurs, des rires, des émotions avec «Coeurs», le nouveau film du cinéaste, qui oscille entre gravité et burlesque
Dans Coeurs, Alain Resnais emmène sa troupe (Sabine Azéma, Laura Morante, Isabelle Carré, André Dussollier, Pierre Arditi, Lambert Wilson, Claude Rich) dans les dédales de la solitude. Une comédie grave d'après une pièce du dramaturge anglais Alan Ayckbourn, qui lui a valu le lion d'argent à Venise, quarante-cinq ans après le lion d'or de L'Année dernière à Marienbad.LE FIGARO. – Vous retrouvez Alan Ayckbourn que vous aviez déjà adapté avec Smoking et No smoking. Quelles affinités avez-vous avec lui ?
Alain RESNAIS. – J'ai avec lui des affinités de spectateur, depuis que j'ai découvert sa première pièce. J'ai beaucoup ri. C'était une tragédie, mais on se tordait de rire. Mais j'étais aussi très intéressé par la construction. Pour moi qui suis un formaliste effréné, j'aime qu'en plus de l'intrigue il y ait une construction dramatique extraordinaire. Et toutes les pièces d'Ayckbourn offrent une surprise. Il fait une grande part à l'imagination des spectateurs. Il aime le théâtre en rond (l'anglais dit «en carré», ce qui est plus juste), qui permet de jouer avec le public, comme il aime le voyage dans le temps (on sait ce qui se passe un an avant ou un an après l'événement relaté). Il peut vous balader d'un théâtre à l'autre, en deux soirées : la première partie de l'action se passe dans le jardin, la deuxième dans la maison. Il a un sens du burlesque prononcé, qui n'empêche pas la mélancolie. Ses personnages me touchent parce qu'ils sont fragiles, vulnérables. Mais là, on entre dans le mystère du spectateur : pourquoi au bout de dix minutes est-on accroché ou ennuyé ?
Cette fois-ci, vous prenez davantage de liberté avec la pièce originale en la transposant en France. Pourquoi ce choix ?
J'ai demandé à Ayckbourn s'il accepterait qu'on fasse le contraire de Smoking et No smoking, où je m'étais amusé à tout laisser authentiquement anglais. Il y a une particularité, dans cette pièce-ci, c'est que l'auteur ne nous donne aucun détail sur les personnages. Seulement sept prénoms. Ce qui facilitait la transposition à Paris. J'ai vu l'histoire se passer en quatre jours d'hiver dans le quartier de Bercy. Je me promène souvent dans le XIIIe arrondissement, son côté à moitié ancien et à moitié pas encore habité me plaît. Il a quelque chose d'un peu fantomatique.
Avez-vous cherché une tonalité différente ?
J'ai cherché à être fidèle à Ayckbourn et j'ai fait appel à Jean-Michel Ribes pour qu'il soit fidèle à lui-même. Je voulais garder ce climat qui tient à moitié du drame pirandellien et à moitié du burlesque de Charlie Chase. Le goût du «slapstick» (tarte à la crème) est incontestablement un point de contact entre Ayckbourn et moi. Mais s'il ne néglige pas les effets tarte à la crème ou piscine (dans laquelle on va forcément tomber), il a l'art de les amener. On prévoit ce qui va arriver, mais on ne sait jamais comment cela va arriver. Et puis, dans cette pièce en 54 tableaux, quelque chose me paraissait vraiment inhabituel dans le jeu d'influences des personnages les uns sur les autres, alors même que certains ne se rencontrent pas. J'ai comparé cela à une toile d'araignée où sont pris des insectes isolés, qui bougent ensemble au moindre mouvement de la toile.
Et ces flocons de neige qui reviennent comme un leitmotiv visuel ?
La neige est une matière qu'on croit pouvoir attraper, mais non, c'est impossible. Comme le mercure qui me fascinait, dans la pharmacie de mon père. Quelque chose d'impalpable, d'insaisissable. J'ai vu cette neige, et dès que je vois une image, je la mets dans le film, sans souci d'explication rationnelle. L'imaginaire me paraît faire tellement partie de la vie. C'est peut-être un reste d'influence d'André Breton. Quand je suis tombé sur les écrits surréalistes, adolescent, ça a été pour moi comme une bouffée d'oxygène dans un monde très terre à terre. Je ne suis pas un surréaliste de stricte obédience, mais je suis attentif aux images ou aux phrases qui s'imposent. Et si cela se présente comme une scène qu'on peut tourner, on la tourne. Il n'y a pas d'autre raison. C'est vrai aussi pour les acteurs.
Comment cela ?
J'aime attraper les surprises qu'apporte leur jeu. Les acteurs sont des somnambules qu'il ne faut surtout pas réveiller. C'est pourquoi je ne pratique pas la direction d'acteurs. Mon seul critère avec eux est : je vous crois, ou je ne vous crois pas. Quand j'entends Claude Rich, j'entends une douleur vraie, et pourtant on est dans le burlesque.
Est-ce le sens du titre, Coeurs ? Entendre ces battements secrets sous l'épaisseur des jours ?
Mais le coeur, c'est la tête aussi. Dans l'embryon, tout est mélangé, les intestins et le cerveau... Cela se sépare après coup. J'ai raconté au Festival de Venise que nous avions une réserve de cent quarante titres français pour remplacer Private Fears in Public Places, le titre original d'Ayckbourn. Un moment, nous nous sommes arrêtés à la proposition de Jean-Michel Ribes, Petites peurs partagées, que j'aime bien, mais il me semblait qu'il y avait un jugement dans l'adjectif «petites», et je ne voulais pas de jugement. Il y a de la peur, de la solitude, de l'angoisse, dans ces histoires, mais c'est comique, aussi. À chacun de savoir ce qu'il pense, car le film n'essaie pas d'influencer le spectateur.
Coeurs d'Alain Resnais, avec Pierre Arditi, Sabine Azéma, André Dussollier, Lambert Wilson, Laura Morante, Isabelle Carré. Durée : 2 h 05.
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