2007 février, No 620
Tangible ? Ce n’est pas le mot.Touchons du doigt l’écran où se projette Lettres d’Iwo Jima, il ne rencontre que du vide - fantômes toujours, et paradoxe : l’opération d’incarnation dont le spectateur tire les bénéfices humanistes a pour site un cinéma qui est pourtant, considéré dans son ensemble, en voie de totale désincarnation. A peine la caméra a-telle fait advenir les corps en lieu et place de rien, qu’elle les estompe dans un gris de pénombre, quand elle ne les déchiquette pas en les livrant à une grenade suicidaire.
Plutôt qu’une option esthétique, cette soustraction est d’abord requise par la restitution crue d’une bataille. Le faux mouvement de Lettres d’Iwo Jima, un corps retrouvé dix de perdus, épouse celui de la guerre, entreprise la plus contre-productive du monde, bourbier de sable mouvant où jusqu’aux gestes de survie vous font sombrer encore un peu plus. Creuse une tranchée pour sauver ta peau en vue du débarquement ennemi, c’est ta tombe que tu creuses. Les grottes où tu crois te protéger sont des catacombes. Le faux mouvement est général et assumé par le géneral Kuribayashi, que sa conscience aiguë de l’absurdité de la bataille n’empêche pas d’y lancer ses troupes, et que sa proximité avec les Américains n’empêche pas de les combattre.Vérité redoutable, et coup fatal porté par le film à sa possible valeur didactique : découvrir qu’en face se tiennent des types faits de la même pâte n’enraie pas le processus d’anéantissement mutuel. Cette esquisse de fraternité concrète est même mise à profit par le travail de destruction, comme en fait démonstration la scène où le général demande à un subordonné de se mettre à la place des Américains pour anticiper leur déploiement sur la plage. Mieux je te connais, mieux je te tue. Plus proche de moi, plus proche de ta mort.
La guerre, donc, définitivement indéfendable. Sauf qu’entre mille sujets possibles, Eastwood s’empare de celui-ci précisément, et il faudrait voir ce qui l’aimante vers ces Japonais-là, sur cette île-là. Le souci moral de rééquilibrer les représentations, assurément. Les corps dans les grottes, on l’a dit. Mais du coup nous y voici, dans les grottes, et elles font aux hommes un tombeau idéal, un labyrinthe idéalement sépulcral où errent absurdement des âmes en peine. Eastwood ne trouve pas par hasard une tombe sous ses pieds. Cette tombe est la destination première de ses pas,mus par un trouble désir de proximité avec la mort. Un trouble désir de confraternité avec ces soldats japonais, dont l’héroïsme admirable et grotesque semble parfois procéder, non du courage au mépris de la mort, mais d’une pulsion d’anéantissement qu’emblématise le lieutenant se couchant parmi les cadavres en atten- dant que les chars américains ne le broient. Presque déçu de se réveiller sauf. Ainsi, la morbidité qui travaille au corps Lettres d’Iwo Jima tient tout autant au cahier des charges du film de guerre, qu’à la lumière spectrale qui baigne le travail du Eastwood tardif. Souvenonsnous de Million Dollar Baby, qui mettait sur pied une championne pour aussitôt lui couper les pattes. Rappelons-nous le rétromouvement de Mystic River vers le pire originel. C’est sans doute cela qu’il faut comprendre, et que s’évertuent à rendre sensible les brouillages temporels du diptyque d’Iwo Jima : le pire est un préalable. Le pire est une offense faite au corps (viol de Mystic River) ou son abolition pure et simple ; et il est premier. C’est dès avant la bataille d’Iwo Jima, et quand bien même on la saurait victorieuse comme dans Mémoires, que les silhouettes se fondent dans le décor. Blanches si celui-ci est fait de pierres, grises s’il est fait de sable : ces êtres semblent déjà revenus à la poussière et à la cendre dont la sentence biblique prétend qu’ils procèdent. Le presque noir et blanc dit bien l’immédiat devenir archive des faits. Volcanique, l’île est à la fois annonce de l’éruption à venir et trace de la précédente, si bien que futur et passé s’indifférencient et dansent emmêlés sur les cendres du présent.Dans Sur la route de Madison, déjà, des cendres dispersées dans l’air offraient aux personnages une survie figurative minimale.
Ouverture de Lettres : creuse le sol en 2004, pour retrouver des traces de ce qui fut, tu trouves un soldat de 1945 en train de creuser lui aussi. Si le monde est un abîme, si la rétrospection ne rencontre que béance, c’est que l’édifice du temps ne connaît pas de sol sur quoi solidement reposer. On a cru Eastwood crépusculaire (longtemps le mot lui colla aux éperons) en ce qu’il prenait acte de la disparition du classicisme, de la croyance, de la splendeur américaine, de tout ce qu’on voudra. Sa dernière manière invite à bifurquer de cette piste diachronique-américaine vers une autre, davantage conceptuelle-européenne.La perte est plus ancienne, plus originelle, si ancienne et originelle qu’elle se radicalise en absence augurale.Absence de la chair et de son champ d’apparition, le présent,doublée du doute quant à l’idée qu’il y ait jamais eu un présent.
Depuis quelque temps - disons depuis une décennie -, et au prix d’un réflexe étonnamment radical, le règne de l’absence est chez Eastwood conjuré, autant que possible, par la multiplication des traces écrites.Voix qui s’élèvent d’outre-tombe, les lettres sont une rare et paradoxale trouée de vie au milieu du cimetière.D’Iwo Jima restent des lettres, d’Iwo Jima il n’y aura jamais eu que des lettres, et elles sont d’emblée le petit fil d’existence d’où les créatures tirent leur substance vitale, comme la Francesca de Madison ne s’incarnait qu’avec la découverte par ses enfants de son journal intime.
Lisons-en le contenu, de ces lettres. On verra qu’il redouble la ligne de vie que leur seule existence eût suffi à tracer. Des êtres de papier y racontent qu’ils souffrent dans leur chair, que le tombeau où les emprisonne la guerre est sans échappatoire que la désertion, qu’il faudrait avoir le courage de la lâcheté. Creuser sa tombe puis s’en éloigner, avec au coeur l’espoir d’advenir enfin à l’existence.
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