Jean Roy
22, novembre,2006
Cinéma . Coeurs, adapté d’une pièce d’Alan Ayckbourn, réunit plusieurs des comédiens favoris du réalisateur dans une mise en scène à la virtuosité discrète mais souveraine.
Coeurs, d’Alain Resnais.
France. 2 h 5.
Il est une scène, la première une fois planté le décor en un unique plan magistral, qui se fait vite oublier alors qu’elle résume l’oeuvre, mais on ne le sait pas encore. Thierry (André Dussolier), agent immobilier, y fait visiter un appartement à Nicole (Laura Morante), qui songe à s’installer avec Dan (Lambert Wilson). L’endroit, une construction récente du nouveau quartier parisien de la Grande Bibliothèque, ne manque pas de charme mais voilà : le précédent occupant a fait couper une pièce et une cloison divise l’espace, fenêtre comprise. Supposons que l’un ait froid et l’autre chaud, la fenêtre, ouverte ou fermée, condamnera l’un des deux à geler ou à transpirer. Et voici comment le film s’ouvre sous le double signe de l’union et de la désunion. De cela, il va être question jusqu’au bout, ce que renforce simultanément le son. Alors que Thierry (texte de Jean-Michel Ribes) demande à Nicole, s’enquérant du métier du mystérieux Dan pour mieux deviner ce qui pourrait lui convenir : « Il est dans quoi ? », la réponse qui fuse donne : « L’expectative. »
Ainsi va la scène un, Thierry et Dan, qui sera suivie de la deux, Lionel (Pierre Arditi) et Dan, puis de la trois, Thierry et Charlotte (Sabine Azéma)...
une Forte sensation de couples
Jamais les personnages ne sont seuls, ce qui est la loi courante au théâtre, mais presque systématiquement par deux, les rares cas où ils sont davantage ne leur fournissant soit pas de dialogue commun, soit pas d’espace commun. D’où cette forte sensation de couples, sans qu’existe au départ un sentiment de connivence, les occasions de s’opposer étant par la suite plus fréquentes que celles de se rapprocher. Il y a donc Thierry, qui vit avec sa soeur Gaëlle (Isabelle Carré), sans que soit justifiés leur grande différence d’âge comme leur comportement, qui évoque surtout des amants où chacun prendrait en ombrage la liberté de l’autre. Mais Thierry conduit tout autant à Charlotte sa collègue, grenouille de bénitier, sans que la relation soit très nette pour autant. Gaëlle conduit aux hommes qu’elle rencontre à foison dans l’espoir de dénicher le bon, et jette ainsi son dévolu sur Dan, qui ne répond plus à l’amour que Nicole lui porte. Pas clair le Dan non plus, qui a quitté l’armée pour des raisons sans doute peu avouables. Au moins Dan a un complice, Lionel, barman stylé du lieu branché où il étanche ses soifs persistantes, mais faut-il croire à l’amitié d’un barman ? Lionel lui à un père, Arthur, grabataire irascible et invisible (voix de Claude Rich) qui demande assistance les longues heures nocturnes où son fils sert des drinks. Quelle est l’âme généreuse qui acceptera de prendre soin d’un tel atrabilaire ? La bonne Charlotte, bien sûr, et la boucle est bouclée. Trois comédiens, trois comédiennes et le père en cerise sur la troupe, six décors principaux, tous intérieurs, et le tour est joué. Ce alors que le réalisme des lieux ne tente pas de dissimuler que nous sommes en studio, impression renforcée par les découvertes abondantes sur un Paris de toile peinte et de neige persistante, jusque sur les vêtements dans les appartements. La neige au demeurant sert de liant entre les scènes, un peu comme déjà les particules dans l’Amour à mort.
Ce film est une sorte d’accident. Resnais devait en tourner un autre, plus cher. Mais une partie du budget et les comédiens étaient là, alors, autant en profiter, d’où la nécessité de sauter sur un texte déjà écrit.
Un patchwork
d’une unité totale
Pourtant, c’est du Resnais pur jus, dans la continuité de ses adaptations théâtrales récentes, Mélo, d’après Bernstein et Pas sur la bouche, d’après l’opérette d’Yvain et Barde. Curieusement, celles auxquelles on pense le moins sont les deux films déjà tirés d’Alan Ayckbourn, Smoking et No Smoking. Nous étions aussi en studio, mais entièrement en extérieurs, et Resnais y respectait la langue anglaise liée aux lieux de l’action. Ici, pas plus parisien, dans l’esprit comme dans le ton, si français qu’on en oublie sur-le-champ que la pièce est anglaise. L’unique élément à renvoyer outre-Manche est le mélange des genres, là où notre théâtre est historiquement si codifié. Saupoudrant le réalisme de fantastique, piquant de traits d’esprit un récit fondamentalement tragique d’empilements de solitudes qui ne parviennent que précairement à se rejoindre, Coeurs est un patchwork mais, on n’en sort pas, d’une unité totale. Heureux comme des fous d’être face à un tel texte aux mains d’un tel cinéaste, les comédiens se donnent à fond, allant jusqu’à surjouer, sachant qu’ils seront aussitôt pardonnés. Quant à la mise en scène, c’est un bonheur constant. La caméra est toujours où il le faut, soulignant l’effet ici, devenant là autonome, fondamentalement discrète mais imposant soudain sa présence. Elle est au réalisateur ce que la voix est à l’acteur ou l’archet au violoniste. Il est des cinéastes qui ont la main moins sûre avec l’âge. À quatre-vingt-quatre ans, Renais demeure dans le club fermé des géants de son art.
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