Neige le cinéma
Emmanuel Burdeau
No 11, 2006
Alain Resnais nous l’adresse comme un cadeau de Noël, et comme le blason d’un formalisme apaisé, souverain : de l’agence immobilière à l’hôtel Globe, de l’appartement de Dan (Wilson) et Nicole (Morante) à celui de Lionel (Arditi), une neige de février assure la transition en fondu enchaîné. Presque un intermède de musical : les séquences se dissolvent dans un ballet de blanc qui confère une légèreté à la tragi-comédie. Une loterie revient par intermittence, une turbulence secoue dans la collure le grand sac aux probabilités.
Qui sait, les six personnages ne souffrent peut-être de dépression qu’au sens d’un caprice climatique bientôt dissipé.
Se souvenant des particules qui, dans L’Amour à mort, dansaient sur un fond noir et une musique de Hans Werner Henze, le cinéaste dit dans l’entretien que celles de Cœurs sont plus réalistes, plus quotidiennes, ajoutant qu’il y eut à ce sujet bien des plaisanteries sur le plateau, avec la télé, etc. C’est qu’une autre neige tournoie non loin des fondus, celle qui précisément remplit l’écran de télévision sur lequel Thierry (Dussollier) visionne les K7 prêtées par Charlotte (Azéma) : quelques secondes de poudre grise, entre l’émission « Ces chansons qui ont changé ma vie » et les strip-teases où la collègue discrète mute vamp. Si la première neige résume l’arbitraire du montage, celle-ci semble indiquer l’inverse : l’absence totale de raccord, l’affreuse contiguïté télévisuelle. Non seulement le cul côtoie la variété, mais la variété est prétexte à propagande bigote, et un des invités du show cumule les titres d’architecte, journaliste, homme de foi, membre actif de dizaines d’associations caritatives.Tout se mêle à tout dans une amnésie bête glorifiée par Thierry qui vante, hilare et médusé, les mérites de la vidéo : c’est formidable, on peut enregistrer, effacer, réenregistrer, à l’infini et sans douleur.
Cœurs est donc un film qui parle d’aujourd’hui. Satire, par exemple, de la polyvalence contemporaine (tous experts, et si possible de beaucoup de choses en même temps). C’est moins une confusion des valeurs qu’une cohabitation des contraires dont la neige propose une matérialisation qui confirme l’état actuel de l’image : elle flotte désormais telle une gaze, un bain anesthésiant de lumière laiteuse.Apesanteur domestique : chaque lieu de Cœurs est coupé en deux par une division fantôme, une neige d’intérieur, cloison au milieu d’une fenêtre dans le premier appartement, rideau dans le bar de l’hôtel Globe, paroi de de verre seulement discernable à sa tranche dans l’agence immobilière, porte ouverte de la chambre du père dans l’appartement de Lionel. Il y a ainsi, difficile de l’ignorer, plus d’une parenté d’ici aux stores finement rayés de Là-bas, le documentaire de Chantal Akerman.
La rencontre des deux neiges, d’un arbitraire l’autre, rappelle aussi quel terrible ironiste du possible reste Alain Resnais. Une ironie noire sourdait déjà de L’Amour à mort, dont les particules signifiaient la mort qu’avait connue Simon pendant quelques instants ; puis son désir d’une nouvelle vie pareille à un coup de dés, un perpétuel pile ou face (superbe insert sur une pièce de monnaie qui tourne, et tourne encore) ; et enfin la séparation définitive des amants, due non pas à la mort de l’un ou de l’autre, mais à la Mort en personne : en dépit de sa promesse, Elisabeth ne rejoindrait pas Simon de l’autre côté, car si tout le monde meurt, cela ne se partage pas. Un motif unique condensait donc le trajet du film entier, son renversement : comment le Dedans devient l’Intervalle, puis comment l’Intervalle devient le Dehors.
Ivre des perspectives ouvertes par sa « résurrection », Simon confiait ne plus supporter désormais le mot « séparation », justement. Mais voilà l’ironie : le possible n’unit pas, il ne croît au contraire qu’en proportion d’un arrachement. Chaque bifurcation est aussi une fatalité, un adieu : la neige qui, dans Cœurs, vole entre les séquences sans jamais paraître toucher le sol tombe bel et bien sur les épaules du sextuor, dont chaque membre doit dès lors se délester comme d’un fardeau de cela même qui l’allège en le destinant au hasard, à l’amour, à la perspective d’un lendemain qui rechante.
Cette merveilleuse trouvaille d’une chute du raccord sur les corps ne dirait sans doute qu’une ironie du sort, méditation douce-amère sur la vie qui va et les occasions manquées, si elle ne servait le projet, sans équivalent en France aujourd’hui, de conjuguer le formalisme le plus libre avec le film choral, autrement dit ce que notre cinéma compte de plus routinier et de plus consensuel. La recherche de pareille improbable synthèse est la grande nouveauté du Resnais récent, depuis On connaît la chanson. Elle a une explication simple : avec son absurdité, ses quiproquos et ses chassés-croisés, le vaudeville à six ou sept est après tout un schéma grossier mais toujours viable de la déliaison qui ronge nos existences. C’est un genre « moderne », si l’on veut. Mais il faudrait alors se demander pourquoi la modernité de Resnais, qui commença avec Duras et Robbe-Grillet, n’a pas connu le sort de celle des Editions de Minuit, dont les livres, à force de substituer les petites histoires aux grands desseins, ne sont souvent aujourd’hui que de jolis puzzles assemblés d’une main adroite mais profondément indifférente.
Une des solutions qu’a trouvées Resnais pour échapper à cette sorte de chic est l’alternance de deux registres d’invention : un registre doux, la neige ou encore le halo de lumière qui nimbe chacun à quelques minutes de la fin ; et un registre dur, brusque zoom sur le dos de Dan ou sur un tableau chez Thierry, montage tout à coup rapide parmi les objets de la chambre du père de Lionel, après qu’il a été conduit à l’hôpital. Du doux au dur, le cinéaste introduit un tremblé dans l’éventail des opérations de mise en scène ;de cette façon, ses audaces se donnent tantôt comme un brassage de possibles existentiels, et tantôt comme des possibles formels ne répondant peut-être qu’à une fantaisie de vieux maître. Le curseur du choix ne cesse de monter et de descendre. Il y a de la pesanteur, mais il y a aussi de la relance dans la relance. Une ironie formaliste vient en somme tempérer l’ironie psychologique, pour user d’un adjectif que Resnais appelle avec malice « le mot interdit ».
Les choses sont formulables encore autrement. En mars 1948,André Bazin publiait dans L’Ecran français un beau texte court intitulé « Il neige sur le cinéma » (repris dans Le Cinéma français de la Libération à la Nouvelle Vague,Cahiers du cinéma). On peut parier que Resnais l’a lu, lui dont Bazin fut l’ami dès l’Occupation, au temps de la Maison des Lettres, rue des Ursulines. « Vous êtes-vous demandé pourquoi tant de neige sur le cinéma ? », demande Bazin après avoir donné des exemples, de Nanouk à La Symphonie pastorale, et énuméré quelques recettes, borate de soude, plumes d’oie, sciure de glace. Il répond ensuite à sa question : « C’est que la neige sous sa blancheur uniforme, sous sa trompeuse monotonie, recèle de lourdes équivoques, de subtiles métamorphoses. » Et plus loin : « Il semble qu’il n’y ait rien dans cette matière... qui ne recèle de quelque façon l’équivoque de son contraire. »
Equivoques et contraires neigent en effet dans Cœurs, mais ce n’est plus seulement sur le cinéma et comme un signe, poursuit Bazin, de sa complicité avec les symboles et les « dieux infernaux ». Il neige maintenant sur et sous le cinéma, dans le ciel du montage et dans l’écran de la télé, dans la collure et dans les coeurs, comme une réserve d’ambivalence permettant d’échanger à l’envi les météos, les chances esthétiques et les chances existentielles ; et comme la sauvegarde d’une possibilité précieuse entre toutes : qu’un artiste d’avant-garde puisse à l’approche des fêtes continuer d’offrir un grand film populaire aux foules sentimentales et emmitouflées.
2.15.2007
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