12.01.2006

Straub-Huillet, dernières «Rencontres»

Alors que Danièle Huillet vient de mourir, «Ces rencontres avec eux» restera comme le dernier manifeste du couple de cinéastes marxistes, altièrement indépendants.

QUOTIDIEN : Mercredi 18 octobre 2006 - 06:00
Ces rencontres avec eux de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, avec Angela Nugara, Vittorio Vigneri, Grazia Orsi. 1 h 08.

ue s'est-il passé dans les derniers Straub, soit toute la décennie des adaptations de textes de l'écrivain Elio Vittorini ( Sicilia ! , Ouvriers, paysans et le Retour du fils prodigue-Humiliés ) ? L'espace s'est progressivement rétréci. En adaptant Vittorini, et à travers lui son communisme, les Straub avaient fait peser les corps de leurs acteurs paysans de tout leur poids. Le monde semblait se résumer à un sous-bois élégiaque ­ autant dire un dernier refuge. S'il ressemble extérieurement aux films de cycle, Ces rencontres avec eux est pourtant adapté d'un autre grand Italien : Cesare Pavese. Ce sont cinq des vingt-sept Dialogues avec Leucó (écrits en 1947), livre dont les Straub avaient déjà tiré un anachronique De la nuée à la résistance à la fin des années 70, tout en toge mais joué dans la Rome contemporaine. Ces toges, ils y ont aujourd'hui renoncé. Quand ils adaptaient Kafka en 1985, les Straub réussissaient à le marxiser. Adaptant Pavese en 2006, ils continuent obstinément le communisme de Vittorini. Il filme donc les attaques que Pavese l'athée porte à la mythologie, donc à l'Italie, en la filmant de pied, ici et maintenant ­ comme on dit, à prendre et à laisser.

Ça tient du bon sens : Pavese s'intéresse aux dieux lorsque ceux-ci ont voulu devenir humains, descendre sur Terre et goûter aux saveurs de la mortalité. Des dieux à qui ne manquait que notre trop humaine «fragilité» . Pour Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, la rencontre hommes et dieux a déjà eu lieu et les dieux sont beaux comme des femmes et des hommes paysans.
Bia (la violence) et Cratos (le pouvoir) peuvent désespérer de voir Zeus descendu si bas, sur Terre ; Demeter et Dionysos ou un satyre et une nymphe peuvent discourir sur le monstrueux ; Mnémosyne et Hésiode ramener le langage au pouvoir de création ( «Tu dis un nom et la chose est pour toujours» ), ils ont apparence humaine, leur règne est fini.
Danièle Huillet est morte dans la nuit de lundi à mardi dernier. Cette mort, aujourd'hui que nous devons faire semblant d'écrire un compte rendu critique comme si de rien n'était, jette sur le film un éclairage évidemment tout autre. Il y a le texte de Pavese, qu'il faut entendre dans l'étendue de ses significations, mais il y a cette information supplémentaire qui vient se superposer au texte, le raturer jusqu'à en étouffer le son (un comble, pour celle qui a appris à tant de cinéphiles à entendre un texte, un vent, une respiration). A l'image par contre, on croit y voir plus clair que jamais : quatre de ces cinq dialogues sont ceux d'un homme et d'une femme.
Le couple Straub-Huillet aura dialectisé jusqu'à l'image une manière de distribuer les rôles à égalité. Ils l'ont fait sans sentimentalisme apparent, et plutôt en tournant le dos (et c'est la position résistante du premier dialogue). Le dernier dialogue réunit deux hommes aux yeux baissés, le fusil de chasse en berne. La femme est l'absence de femme, et la désespérance qui suit pousse la caméra à les abandonner avant de se tourner vers le ciel de Buti (où est tourné le film). Un ciel désespérément vide, et amèrement barré d'une ligne électrique. Chut... L'évidence ne se commente pas.

Philippe Azoury

PS : on n'attend des Straub qu'ils nous contredisent : c'est leur puissance. Il n'y a pas de raison que ça change. On a cédé plus haut à la tentation de voir dans Ces rencontres avec eux une forme testamentaire, la clôture d'une oeuvre, sa fin programmée. Les Straub, pour nous défaire, ont court-circuité cette boucle trop bien bouclée en faisant circuler sous le manteau ces dernières semaines un film de quelques minutes, intitulé Ciné manifeste et produit pour la chaîne italienne Rai 3. Soit cinq fois le même mouvement sur une rue de banlieue et, au loin, un transformateur électrique. Un texte, lui aussi anonyme, accompagne ce film si évidemment signé (il n'y a qu'à voir les cadres) : «Le 27 octobre 2005 à Clichy-sous-Bois, trois jeunes garçons affolés, poursuivis par la police, se réfugient dans le périmètre interdit d'un transformateur électrique. Deux vont mourir, brûlés vifs, Bouna et Zyed. Si vous en pleurez encore...» On peut voir ce court métrage à l'adresse www.pierregrise.com



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